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Par garlabane le 17 Mai 2020 à 10:58
Voici le texte intégral du "Cahier d'hiver". La mise en page risque d'en être un peu chamboulée (surtout pour la longueur des lignes, les retraits de paragraphes et l'absence de saut de page entre les chapitres) par rapport à la version papier car je n'ai pas pu le mettre en véritable "I Book".
Avant-propos
Tom, héros de ce roman, aime les livres, les rencontres et la liberté. Il sillonne les routes de Provence et parfois au-delà, au volant de sa bibliothèque ambulante. Lieu de prêts, de dons et d’échanges de livres, son camion est aussi lieu de discussions, et site privilégié d’observation. Il se passe toujours quelque chose quelque part, et le naturel curieux de notre personnage l’amène à se mêler des affaires, criminelles ou non, qui agitent les lieux où il s’arrête.
Cette série écrite autour de Tom, est prévue pour croître et embellir sous la plume de qui aura envie de se lancer sur les traces de notre ami. Pour cela, le concepteur de ce projet, Jean-Paul Garagnon, animateur d’ateliers d’écriture à Marseille et à Gémenos, a mis au point avec ses deux premières auteures une sorte de guide, que l’on peut appeler « trotteur » ou « youpala », sur lequel les nouveaux venus pourront (devront) s’appuyer pour respecter le fond et la forme de leurs romans. Il peut être envoyé sur simple demande à :
lou.brigou@gmail.com
Autres titres parus :
Le pigment rose (Solange Batista)
Coup de feu dans la colline (Françoise Cordier)
La fille du vent (Lili-Claude Niedzielski)
Le marché
Peu après Senones, à peine s’est-il engagé dans la montée du Donon, que la neige commence à s’écraser en gros flocons sur le pare-brise. Elle poudre déjà sapins et épicéas environnants. Habitué aux régions tempérées, le fourgon n’est pourvu d’aucun équipement lui permettant d’affronter ce climat. Tom grommelle. Quelle idée de s’aventurer dans les Vosges à quelques semaines de Noël, par des chemins de traverse. Il avait hésité à prendre l’autoroute jusqu’à Strasbourg, mais le plaisir de traverser les villages avait été le plus fort, et le temps ne lui pressait pas. Il allait de toute façon attendre la fermeture définitive de la librairie de ses amies pour faire son choix dans les invendus d’un stock énorme, selon ses souvenirs d’enfant.
Il devait avoir une dizaine d’années lorsqu’il avait fait le voyage avec ses parents depuis Toulon. Pas de camping-car à l’époque, mais une Ford Taunus qui, malgré son âge, avait vaillamment grimpé tous les cols de la région. C’était au mois d’août, ils recherchaient l’ombre des forêts vosgiennes et la fraîcheur des torrents pour planter la tente canadienne achetée dans un surplus militaire. La douceur des sentiers couverts d’aiguilles de pins avait surpris ces habitués des chemins rocailleux de Provence. Ils s’étaient gorgés et barbouillés de noires myrtilles, et les vins alsaciens que le père ne manquait pas de goûter avant d’en glisser quelques bouteilles dans le coffre, rendaient la route particulièrement joyeuse.
Dans les villages de la vallée, Tom avait cru vivre un conte de fées. Maisons aux tuiles vernissées et aux balcons fleuris, échoppes rouges et vertes décorées de guirlandes, de gnomes et de gentilles sorcières, d’où montaient parfois des odeurs sucrées de pain d’épice, nids de cigognes où atterrissaient les vastes oiseaux noirs et blancs pour nourrir les becs affamés qui en dépassaient à peine ! Plus austère leur était apparue la vallée suivante, et triste le bourg où habitaient leurs amies. Tom se rappelait sa déception : une rue principale bordée de maisons grises, quelques cafés et restaurants aux fenêtres masquées par de lourds rideaux. L’accueil de Mireille et Hélène avait heureusement fait lever la grisaille et la librairie avait été pour le petit garçon une véritable caverne d’Ali Baba.
Quarante ans plus tard, après avoir franchi le pont d’une rivière turbulente, Tom peine à reconnaître la grise bourgade dont il a gardé le souvenir. Il gare son camion sous de hauts chênes, traverse un parc bucolique où les saules pleureurs longent le cours d’eau de plus en plus bouillonnant, et gagne la Grand’rue. C’est jour de marché et les camelots sont nombreux, qui exposent vêtements chauds, chaussures, parapluies multicolores, mouchoirs et divers linges de maison tissés dans les Vosges. Tom sourit devant les chaussettes Labonal, dont il possède une paire inusable, et dont il croyait la marque éteinte depuis longtemps. Les commerçants de la rue ont aussi dressé devant leur boutique, entre deux arbres de Noël, des tables croulant sous les charcuteries, les plats cuisinés au chaud fumet, les pains et gâteaux de toutes formes, les fromages, les vins, autant d’étals protégés de la neige volatile par d’épaisses bâches. Sur la place de l’église, d’autres traiteurs côtoient les producteurs locaux de fruits et légumes. Faisant fi des températures négatives, des personnes plutôt âgées à peine emmitouflées, emplissent leurs cabas, les posant ensuite à terre pour de souriantes causettes dès que l’occasion s’en présente. Tom saisit des accents gutturaux, mêlés de mots inconnus.
Il se renseigne : le marché ne se tient qu’une fois par semaine. Il devrait donc en profiter pour succomber immédiatement aux tentations diverses. Tout en croquant dans une galette de pommes de terre brûlante, à la fois moelleuse et croustillante, il interroge sur le contenu d’une haute terrine décorée de fleurs d’où montent des effluves de vin cuit et d’herbes. Un homme bedonnant en toque blanche en sert de copieuses parts dans des barquettes en carton. Tout semble ici hors de proportions. « Le baeckeoffe », annonce le commerçant qui s’empresse d’en détailler la recette : porc, agneau et boeuf, qu’il fait mariner, lui, dans un Pinot gris moins acide que le traditionnel Sylvaner, oignons, thym et laurier, le tout versé ensuite sur un lit d’oignons et pommes de terre, quelques carottes, puis au four pendant trois heures. Et plus ce sera réchauffé, meilleur ce sera, on pouvait en prendre sans crainte pour plusieurs jours. Tom revient en chercher une portion après avoir fait l’acquisition, quelques stands plus loin, d’un panier d’osier au fond duquel il pose aussi un bocal de confit de canard, hésitant un peu avant d’y ajouter une boîte de foie gras, minuscule pour ne pas exploser son budget. Salade verte, choux-fleur et pommes rouges et grises, tout de même, pour les vitamines. Nouvel arrêt gourmand devant les brioches dorées de toutes tailles : « des kugelhopf » précise le boulanger. Dans le sachet en papier, le commerçant jovial glisse aussi un mannele, bonhomme croustillant figurant le traditionnel Saint-Nicolas, cadeau de bienvenue pour cet étranger dont il a entendu l’accent du Sud.
C’est le bras alourdi par ses emplettes que Tom passe sur le trottoir de la librairie des amies de ses parents. Trop tard pour s’y présenter, il aurait l’air de vouloir s’inviter pour déjeuner. Devant la vitrine bleue surmontée de l’enseigne Bouquins-Bouquine, une affiche annonce des signatures de livres régionaux qui doivent se succéder toute la journée. La première de l’après-midi est prévue à quinze heures ; il se présentera donc une heure avant, pour ne pas déranger. Revenu au camping-car, le fameux baeckeoffe est encore chaud et l’estomac de Tom crie famine. Il en sert la moitié dans une assiette à petites fleurs. Le subtil mariage des arômes de viandes fondantes, de vin et d’herbes lui fait fermer les yeux de ravissement, puis terminer résolument la barquette. Demain sera un autre jour.
Hésitant ensuite entre sieste et footing, il finit par choisir l’option sportive, chausse ses baskets et serre son écharpe pour monter jusqu’aux ruines du château qui surplombent la route. Lorsqu’il revient, transpirant malgré l’air glacial, une vieille dame qui semble disparaître dans un long manteau sombre au col relevé, bonnet de laine blanche bien enfoncé, est arrêtée devant le camping-car. « Livres en liberté », lit-elle à haute voix, regardant tour à tour, d’un air interrogatif, la farandole de livres qui semblent s’envoler du décor du camion et cet homme inconnu, venu d’un département dont elle ignore le numéro.
- Ach so ? 83 ?
- Le Var.
Il explique qu’habituellement, il colporte des livres pour prêter, donner, échanger. Le plaisir de partager les mots. Mais ici, il ne vient qu’en visiteur.
« Livres en liberté… », redit la dame, « c’est beau, ça… aussi bien les livres que la liberté ». Et Tom sent passer une ombre dans sa voix.
Bouquins-Bouquine
Elles lèvent la tête ensemble au son de la clochette de la porte et leur visage s’illumine d’un même sourire. Depuis plus de quarante ans qu’elles tiennent ensemble cette librairie, les deux amies ont acquis un mimétisme qui les fait passer pour sœurs. Les bras s’écartent, les baisers claquent sur les joues. Tom les avait souvent fréquentées lorsqu’elles venaient dans le Midi pour les vacances. L’une d’elles, amie de sa mère, l’avait même connu bébé et s’extasiait de sa croissance à chaque rencontre. De leur côté, elles ne semblaient jamais changer. Peut-être les cheveux d’Hélène, coupés très court, avaient-ils blanchi, mais son teint rose et ses grands yeux bleus lui donnaient un air définitivement jeune, que ne démentaient pas sa silhouette élancée, son jean et son long pull. Mireille, de trois ans son aînée, avait un peu plus accusé le coup. Son dos était légèrement voûté, de fines ridules striaient un visage plus anguleux, mais ses cheveux frisés mi-sel mi-poivre toujours indisciplinés lui conféraient un charme un brin hippie confirmé aujourd’hui par une jupe bohémienne et un collier de perles multicolores.
- Yeuh ! Tom ! Alors tu as fait le trajet ! En voiture, en train ?
- On t’avait écrit de venir à tout hasard ; on n’osait pas y croire !
Mais aussi rapidement, les regards s’embrument. Des mains compatissantes serrent les épaules du visiteur. De nouveaux baisers. Moins fougueux.
- Tes pauvres parents ! Et toi, mon pauvre Tom !
- On pensait souvent à eux, tu sais. Si on avait pu imaginer ça !
- Cela faisait en effet un moment qu’on n’avait plus de nouvelles : depuis les dernières vacances que nous avons passées dans le Sud, il y a plus de trois ans. On avait en vain essayé de les appeler et on avait alors pensé qu’ils avaient déménagé et changé de numéro ; ils avaient dit qu’ils envisageaient de prendre leur retraite un de ces jours, eux aussi. On attendait qu’ils nous donnent signe de vie… comme on dit !
- Il n’y a que lorsqu’on leur a écrit pour leur demander s’ils voulaient reprendre une partie de nos livres, que ta réponse nous a appris le drame.
- Je suis désolé de ne pas vous avoir prévenues dès que c’est survenu. Je n’avais pas toutes les adresses de leurs amis… J’aurais dû rechercher la vôtre, ce n’était pas si difficile, mais il faut dire que pendant les six mois qui ont suivi, j’ai complètement plongé. Tellement difficile d’accepter ça !
- Quand tu as répondu à la lettre qu’on croyait leur envoyer à eux, tu parlais d’une intoxication au monoxyde de carbone. Chez eux ?
- Comment ça a pu se produire ?
- C’était un défaut de l’appareil de chauffage. Je pourrais faire un procès au fabriquant… mais ça ne nous les rendra pas.
- Cela va faire deux ans, d’après le petit mot que tu nous as écrit. Qu’est devenue leur librairie ? Et toi, toujours pharmacien ?
- Eh non ! Surprise : je suis devenu bibliothécaire ambulant.
- Comment ça ambulant ?
- Pas avec une caisse sur le dos comme les colporteurs d’avant ?
- Non, j’ai aménagé le camping-car de papa et maman : un tiers logement, deux tiers rayonnages de livres, et une ouverture qui s’abat sur le côté pour faire comptoir, comme les camions du marché. Vous verrez ça, je suis venu avec.
- Yeuh ! Quelle belle idée ! Plus sympa que de vendre des cachets et des suppositoires !
- Mais tu vas où avec ton fourgon ? Tu as du monde ? Tu arrives à t’en sortir ?
- Ils avaient pris à mon nom depuis longtemps une assurance-vie confortable, et à la pharmacie j’avais un bon salaire et dépensais peu, j'ai donc des économies. Pas besoin de vivre de mes livres… ni de mes charmes. Je donne et j’échange seulement. D’abord le stock de la librairie, et au fur et à mesure les livres dont se débarrassent ceux qui font du rangement.
- Alors, tu vas quand même pouvoir prendre le reste de nos bouquins ! On a pu en négocier une partie avec la Maison de la Presse du village et avec des libraires des environs, on a rempli trois malles pour nos vieux jours et nos cadeaux, et ces jours-ci on termine la vente au public avec des signatures d’auteurs locaux. Il nous reste à en porter aux médiathèques et aux maisons de retraite, mais on a l’impression qu’on n’en verra jamais le bout. On te donne tout le reste avec un grand plaisir, hein Mireille ?
- Savoir qu’ils vont se promener sur les routes et iront chez des lecteurs qui n’ont pas forcément les moyens d’en acheter, c’est un bonheur pour nous !
Jetant un coup d’œil circulaire sur les étagères à peine moins pleines que dans son souvenir et sur les piles entassées dans les travées, Tom hoche la tête et sourit d’un air navré.
- Je ne pourrai en prendre qu’une toute petite partie, ce n’est pas un camion de déménagement !
- Eh bien en plusieurs fois. Tu reviendras. Ou alors les faire partir par le train.
- Arrête, Hélène ! On va lui donner l’impression de vouloir nous en débarrasser par tous les moyens. Viens déjà t’asseoir par ici mon petit Tom.
- C’est vrai ça, viens. Je vais préparer le thé. Ce matin, Mireille a acheté des kugelhopfs pour les auteurs qui viennent dédicacer ; on va en partager un.
- Merci, c’est gentil, pas pour moi : je viens de manger un baeckeoffe plus que copieux, j’attendrai plus tard pour la brioche. Mais je vous dérange dans vos préparatifs. J’ai vu que les signatures commencent à quinze heures, on va bientôt y être.
- Aucun problème, Emilie prendra le thé avec nous : c’est la première auteure de l’après-midi, les deux autres n’arriveront que vers seize heures.
- Tu verras, Tom, c’est une jeune femme adorable dont nous avons toujours chaudement recommandé les livres à nos clients ; ce sont des romans historiques qui se déroulent dans la Vallée de la Bruche ou un peu plus loin dans la région.
- Au fait, Tom, toujours célibataire ?
- Mireille ! Tu t’en doutes bien, il nous l’aurait dit. Il va croire qu’on veut le caser avec notre Emilie. Moi je veux lui fourguer nos bouquins et toi une compagne. Il va regretter d’être venu.
- Elle est célibataire aussi, vraiment charmante, vous avez le même âge, vous aimez les livres, et je suis sûre que vous feriez une bonne affaire, l’un comme l’autre, insiste tout de même la vieille dame.
- Nous sommes vraiment des boutiquières !… Eh ben tiens, justement !
Les deux femmes éclatent de rire au moment où la clochette tinte sur le passage d’une sorte de bonhomme de neige en épaisse parka blanche matelassée, écharpe enroulée jusqu’au nez, capuche rabattue sur un bonnet qui lui mange le front.
- C’est moi qui vous fais rire ? Mes gènes alsaciens doivent être trop anciens, j’ai toujours du mal avec les températures polaires d’ici, et pourtant, j’aime tellement cette région !
Emilie
Au fur et à mesure qu’elle laisse tomber sur une chaise les épaisseurs de vêtements qui l’emmitouflaient, la visiteuse de la librairie révèle un corps avantageux et le visage avenant d’une femme n’accusant pas la cinquantaine. Présentations faites, Tom saisit le plus gros livre au sommet de l’une des piles préparées par les libraires sur une table de l’entrée.
- C’est votre pseudonyme ?
- Oui car je suis encore un peu journaliste et ne veux pas tout mélanger.
- Et c’est quoi Le Pays de Salm ? Un conte de fées ?
- Ouh là ! Pas vraiment ! s’exclament ensemble les trois femmes en riant.
- C’est une longue histoire que j’ai romancée, mais qui repose sur des faits malheureusement réels : les guerres de religion et les chasses aux sorcières dans la région. Le Pays de Salm, c’est le petit comté qui commençait là, à côté, après le pont sur la Bruche et qui s’arrêtait aux limites de la Lorraine. Il est resté indépendant jusqu’à la Révolution française, alors que Schirmeck, comme l’ensemble de l’Alsace, appartenait au Saint empire romain germanique. L’héroïne…
- Chut, il découvrira ça par lui-même, gronde Hélène. Tiens, Tom, notre cadeau de bienvenue ; fais-le dédicacer à la dame.
- J’écris Thom avec un h comme Thomas ?
- Non, comme Tom Sawyer, mon héros d’enfance.
- Il a pourtant un joli prénom, vous savez…
- Un jour il vous racontera. Nous, on le connaît depuis tout petit et…
- Vous pouvez écrire Tom t-o-m, interrompt l’intéressé en fronçant des sourcils d’abord sévères puis rieurs en direction de ses amies.
Un client pousse la porte. Tom s’écarte.
- Mesdames, je ne vous dérange pas plus longtemps dans vos activités ; je viendrai vous chercher à la fermeture pour vous faire visiter mon domaine, je l’ai établi de l’autre côté du parc.
- D’accord, vers dix-huit heures. Tu rentreras ensuite avec nous pour dîner à l’appartement, Hélène nous fera une tarte flambée et on va te préparer la chambre d’amis.
- Non, non, je tiens à mes habitudes de vieux garçon. Le camion est devenu mon logement principal et je ne veux pas l’abandonner en terre inconnue. Vous êtes gentilles, mais j’y retournerai après avoir partagé votre dîner avec grand plaisir.
Laissant les trois femmes accueillir de nouveaux lecteurs, Tom descend la Grand’rue maintenant libérée de ses étals et livrée aux balayeurs de la ville. Première halte chez le boucher-traiteur du matin, qui trône maintenant à l’intérieur de sa boutique, ventre caché derrière la vitrine réfrigérée. Tom lui dit le grand moment qu’a été pour lui la dégustation du baeckeoffe.
- Je pensais en avoir pour deux fois et pourtant, j’ai tout mangé.
- Ach so, je ne vous en avais mis qu’une seule part, sans forcer. Je ne peux pas vous en proposer d’autre, tout est parti et je n’en fais qu’une fois par semaine. Mercredi prochain ? Vous êtes là pour un moment ? En congés ? En provenance du Midi si j’en crois votre accent.
- Pour quelques jours seulement ; je suis venu voir des amies, à Bouquins-Bouquine.
- Yeuh ! Les chères dames ! Quel dommage qu’elles s’en aillent, c’est encore une page de Schirmeck qui se tourne. Elles vont nous manquer. Si gentilles, et un tel choix de livres, y compris tout ce qui se publie sur la région. Pour les cadeaux, ma femme n’avait que l’embarras, et elles étaient toujours de bon conseil, s'informant sur la personne qui allait le lire et tombant toujours à pic. On espère que la Maison de la Presse va renforcer son stock, maintenant qu’ils ne sont plus en concurrence, mais eux ils font surtout les journaux et toutes les revues. Bien sympathiques aussi d’ailleurs, ces gens-là, le père et le fils. Mais quelle tristesse, ces boutiques qui ferment. Et notre magazine local, L’Essor, là en face, va également cesser de paraître.
Tom se fait couper quatre tranches « plutôt fines », insiste-t-il, d’une terrine de foie gras maison. L’homme lui en détaille la recette et la différence de fabrication avec la mini boîte qu’il s’était décidé à prendre ce matin, désormais insuffisante pour accompagner l’apéritif à trois… ou quatre.
- Quelle boisson servir avec ça ?
- Un Gewurztraminer sans hésiter. Et même en " vendange tardive " si vous aimez un vin très moelleux. Un véritable nectar ! A moins que vous préfériez quelque chose de plus sec, alors un bon Crémant d’Alsace.
A l’épicerie voisine, Tom suit la première suggestion du boucher. Il devait s’y connaître et les vieilles dames aiment généralement le vin sucré se dit-il. La plus jeune aussi, sans doute. Il y ajoute une bouteille de bière du coin, qu’il boira un jour avec une choucroute. Son boucher-traiteur maintenant attitré se fera un plaisir de lui en conseiller la garniture. Décidément, cette région ne manque pas d’attraits.
Emilie partage maintenant la table de signature avec un auteur local de romans policiers qui vient de terminer sa pile. Il repart rapidement après avoir touché les trois quarts du montant de ses ventes et avoir remercié les libraires. Quant aux montagnes posées devant la jeune femme, deux ont diminué de moitié, et il lui reste un seul exemplaire du dernier roman. Le recueil de nouvelles et une biographie de son enfance ont eu moins de succès que ses ouvrages régionaux.
- Les gens d’ici sont surtout intéressés par les histoires qui se passent… ici, constate-t-elle.
- Moi, je vous les achète, ces deux malaimés, car je ne suis pas « d’ici »…. Vous n’êtes pas « d’ici » non plus je crois.
- Je vis à Paris depuis longtemps, et j’ai grandi en Champagne : Epernay. Seuls mes arrière-grands- parents étaient alsaciens, ils habitaient un peu plus bas dans cette rue, et ont quitté la région à l’annexion allemande de 1871. Dans la famille, personne n’avait remis les pieds en Alsace avant moi, lorsque j’ai fait mes études à Strasbourg. J’y reviens souvent, depuis. On plaisante parfois avec les racines, pourtant je me sens bizarrement ancrée dans cette terre.
- Malgré les frimas ?
- Oui… Bien emmaillotée ! Vous avez vu comme c’est magnifique sous la neige ? Et en dehors de quelques jours pluvieux ou particulièrement froids, il fait beau la plus grande partie de l’année, souvent même trop chaud l’été et en automne.
A l’évocation de cette région, le visage d’Emilie s’est illuminé. Les libraires lui disaient qu’elle avait le même âge que lui ; il a peine à le croire. Sous ses cheveux auburn, une frimousse au nez légèrement retroussé, aux grands yeux ambrés et un sourire craquant. Ses propos lui parviennent à peine. Il se reprend quand il se sent interpelé.
- Vous, votre accent chantant me dit que vous devez préférer la chaleur, non ? D’où êtes-vous ? Je connais un peu la Provence, mon frère y habite et j’y descends de temps en temps pour…
Elle s’interrompt pour répondre à un lecteur qui a aimé ses deux premiers romans et demande si le troisième constitue une suite.
- Non, pas vraiment. Il y a seulement des liens généalogiques entre les personnages de ces histoires alsaciennes ; elles se situent à des époques différentes. La dernière se déroule actuellement mais relate des faits et des conséquences de l’annexion allemande de 1941-1945.
La vieille dame entrevue devant le camion en fin de matinée vient de pénétrer dans la boutique, sur un vigoureux « Salü bissame » dans lequel Tom reconnaît le « bonjour tout le monde », que ses amies avaient déjà eu l’occasion de lui traduire. Elle écoute la fin des explications d’Emilie en hochant tristement la tête.
- Alors, jeune-fille, avez-vous eu le temps de regarder un peu ce que je vous ai fait passer ?
- Oui, j’ai commencé. Ce que que j’ai pu en voir correspond terriblement à ce que m’avait dit un vieil ami, adolescent à cette période, que j’ai repris dans Une jeunesse alsacienne. Je regrette de ne pas vous avoir connue vous aussi au moment de l’écrire. Par contre, en dehors du socle historique, c’est un roman, une fiction avec une intrigue totalement imaginée. Tenez, je vous en ai mis un de côté.
- Yeuh ! Une jeunesse alsacienne ! J’aurais pu appeler le mien comme cela.
- Vous écrivez aussi ? interroge Tom, amusé par la vivacité de la vieille dame.
- Yo, j’ai un livre en cours… Celui-là, c’est une histoire vraie de A jusqu’à Z et dans les moindres détails, documents à l’appui. Un règlement de comptes, si vous voulez, pour lequel j’ai longtemps attendu.
Les libraires la raccompagnent jusqu’à la porte, l’embrassent en lui faisant promettre de revenir avant leur départ, et tournent la clef dans la serrure.
- Cette Adeline ! Bientôt 95 ans et toujours battante ! Hop là, les jeunes, nous allons sortir par derrière. Emilie, on va vous accompagner. Où êtes vous garée ? Parce que dans la nuit comme ça…
- Vous plaisantez, on n’est pas dans les bas-fonds de Chicago ! Et je n’ai plus de livres à transporter, je vous les laisse jusqu’à samedi.
Tom attend que ses vieilles amies disparaissent dans la réserve et tout en aidant Emilie à enfiler sa parka, il propose
- Si vous n’êtes pas pressée, voulez-vous venir avec nos amies pour un petit apéritif dans mon camion ?
- Votre camion ?
- Un peu spécial, vous verrez.
- Eh bien, vous aiguisez ma curiosité, et rien de gai ne m’attend à l’hôtel. Alors d’accord, avec plaisir.
L’exode
Schirmeck, 22 octobre 1941
Je n’ai jamais écrit de journal intime. Je n’en avais pas besoin, j’avais Anna. C’est à elle que je confiais tous mes secrets et mes rêves. Si je commence aujourd’hui, c’est parce qu’elle ne sera plus à mes côtés. Ce carnet est celui de l’exode. J’écris pour ne jamais en oublier les détails et pouvoir le faire lire plus tard à Anna, à Georges, et un jour peut-être à nos enfants et petits-enfants.
Ce soir au dîner, papa nous a annoncé que nous allions partir dès demain matin. Passer la nouvelle frontière pour gagner la France et nous réfugier en Lorraine, dans la partie non annexée. Voilà plusieurs semaines qu’avec maman ils préparaient le départ sans nous donner l’éveil. Peur sans doute qu’on bavarde. C’est vrai que les Allemands répètent assez que quitter le « Heimat », c’est déserter et que les déserteurs méritent d’être châtiés !
Nous allons donc traverser les Vosges ce dimanche comme si nous partions en excursion, nous cacher ce soir à proximité de la frontière, la passer dans la nuit, nous reposer chez des amis du côté resté français et prendre l’autocar pour le nord de la Lorraine, moins surveillée par les occupants que les environs de Moussey. Des vignerons que connaissent mes parents doivent nous accueillir là-bas. Papa et maman les aideront dans leur exploitation. Mais notre beau et grand domaine à nous ? Papa a attendu que les vendanges soient terminées et mises en fûts ; serons-nous revenus quand le raisin murira à nouveau sur nos coteaux ? Et qui va veiller à la taille et aux soins de l’hiver ? Papa dit que plusieurs de nos salariés vont sans doute franchir eux aussi la frontière, mais ni Joseph ni Lucien qui s’estiment trop vieux pour partir à l’aventure. Ils pourront donc surveiller le domaine, c’est une consolation.
Tout abandonner sans savoir si nous pourrons revenir un jour ! Je ne comprends vraiment pas. La guerre est finie, nous pourrions être tranquilles, même si nous l’avons perdue, et d'ailleurs, on dit que ce n’est peut-être pas définitif car une résistance s’organise.
On n’est même pas obligés de côtoyer les Allemands car nous habitons loin de tout. Les tracasseries administratives, bien sûr. Les changements des noms et prénoms qui sonnaient trop français étaient le plus dur à avaler. Mais c’était seulement pour l’école. Papa a refusé notre incorporation pourtant devenue obligatoire, garçons ou filles, aux Jeunesses hitlériennes. Pour nous trois qui aimons le sport et la montagne, il n’y aurait pourtant rien eu de gênant, uniforme ou pas. Et mes frères sont encore trop jeunes pour risquer d’être enrôlés dans l’armée allemande comme papa en avait peur. Des soldats de quatorze et quinze ans, quelle plaisanterie. D’ailleurs, la vraie guerre est finie. Pourquoi ne pas faire « contre mauvaise fortune bon cœur » selon l’expression de maman. Pépé et mémé étaient bien nés sujets allemands dans l’Alsace déjà annexée en 1871, ils ne s’en sont jamais plaints. Ils disaient même avoir rechigné à apprendre le français après 1918 et continuaient à parler allemand entre eux et avec nous. Grâce à eux, nous avons tous de bonnes bases et pourrions apprendre à le parler couramment sans grandes difficultés, même si je préfère la langue française, toutes ses nuances et ses subtilités, surtout à l’écriture.
Mes parents ne nous ont même pas demandé notre avis. Les garçons sont plutôt contents de la nouveauté, moi je suis désespérée. Quitter ma maison, ma douce Anna et mon amour. Georges ! Je ne peux même pas lui dire adieu, lui demander de partir avec nous ou de me garder avec lui. Maman me console en me disant que nous pourrons faire passer des lettres, mais combien de temps va durer notre séparation ? On aurait dû se marier dès qu’on s’est connus, au lieu de repousser « après la guerre ». Les parents disaient que j’étais trop jeune. Maintenant et pour encore plusieurs années, je dépends totalement d’eux et de leurs décisions les plus stupides. Quant à Anna, je ne pourrai même pas lui écrire, ses parents et ses deux frères sont trop proches des Allemands. A leurs yeux, nous allons être des déserteurs et je ne veux pas la mettre en danger. Anna, Anna, quand te reverrai-je ?
Les deux amies
Nancy, décembre 1941
Bientôt Noël. Loin de nos paysages enneigés, de nos sapins odorants. Loin de mon enfance.
Mon premier souvenir remonte à mes quatre ans. En visite chez un ami de mon père, on m’avait annoncé une surprise et fait asseoir dans un grand fauteuil devant la cheminée, près du sapin décoré de boules et de guirlandes. Une dame que je ne connaissais pas a posé sur mes genoux un angelot vêtu de dentelles blanches. Cette petite fille s’est tournée vers moi et ses yeux bleu-gris ont pénétré au fond de mon cœur. J’ai entouré de mes bras la poupée merveilleuse qu’on venait de m’offrir. « Elle s’appelle Anna » a dit la dame. On a eu beau me promettre de la revoir chaque jour, j’ai hurlé quand on l’a arrachée à moi, et la petite a fait de même. J’ai compris plus tard pourquoi je ne l’avais jamais vue avant : elle avait passé les deux premières années de sa vie dans un sanatorium des Vosges avec sa mère, toutes deux tuberculeuses. Elles étaient maintenant guéries et leur entourage hors de risque de contagion. Il était temps que ce poupon connaisse une vie normale et j’avais été désignée pour présider à son entrée dans le monde des enfants.
Anna partageait mes jeux et mes repas. Chaque matin son père ou l’un des ouvriers qui travaillait dans leur petit domaine vinicole la déposait à la maison. Je la prenais par la main, la serrais contre moi sur la balançoire du jardin, lui prêtais mes poupées, la persuadais d'avaler les cuillères de bouillie qu’elle aurait refusées avec tout autre. En grandissant, je lui racontais des histoires de petites filles vivant très loin, on s’embarquait ensemble pour les retrouver dans des pays baignés de mers bleues. Mon lit devenait frêle esquif chahuté par la tempête, nos poupées et nos ours en peluche hardis matelots ne craignant pas de grimper sur les étagères d’où ils pouvaient crier « terre-terre ».
A la sortie de l’enfance, on continuait à rêver ensemble. Les garçons du village remplaçaient les princes charmants et les gentils sauvages de nos évasions enfantines. On construisait notre vie autour de Bernard, de Paul ou de Georges. De Georges surtout. Anna aurait bien fait entrer dans son propre rêve ce garçon à l’allure délurée et au sourire enchanteur qu’on côtoyait chaque semaine dans notre groupe de marche en montagne. Mais moi, je ne pensais plus qu’à lui, ne parlais plus que de lui. Anna avait tenté de m’en détourner en vantant la gentillesse de Jean, son propre frère… et si plus tard je me mariais avec lui, cela nous permettrait de rester ensemble toute notre vie dans la même famille. Mais je continuais à ne voir que Georges. Alors Anna me l’a abandonné.
Le jour où elle a pris cette décision, on s’est juré fidélité en enlaçant très fort nos mains et en plongeant nos regards l’un dans l’autre. Après quelques hésitations, elle a choisi un nouvel objet de ses désirs, Pierre, le plus jeune fils de Lucien, ouvrier chez nous comme son père. « Quand il me regarde en souriant et en plissant les yeux, cela me fait tout bizarre… tu crois que ça veut dire que je l’aime ? » me demandait-elle. J’avais presque deux ans de plus et j’étais sensée tout savoir des choses de l’amour. Je calmais aussi ses inquiétudes : « Il a déjà seize ans, je n’en ai pas encore douze ; il doit me prendre pour une petite fille, tu ne crois pas ?… Tu pourrais essayer de savoir ce qu’il pense de moi ? ». Elle avait gardé un visage de poupée de porcelaine et doutait qu’un garçon puisse la trouver jolie. Je l’aidais à prendre confiance en elle. Elle me voyait plus belle qu’elle, je ne sais pas si je l’étais. Je me trouvais trop petite et un peu maigre. Quand je regarde mes photos de ces années-là, je peux tout de même dire que mon visage fin et mes longs cheveux bruns, pouvaient être séduisants, d’autant plus que mes yeux étaient, et sont restés, d’un violet profond. Georges les trouvait même… ensorceleurs. J’aimais pourtant la blondeur potelée de mon amie et si je reconnaissais que ses traits restaient ceux de l’enfance, je ne le lui disais pas, elle aurait bien le temps de prendre visage et corps de femme.
« Si on se marie, Pierre pourrait reprendre les vignes de mes parents, il doit s’y connaître » projetait Anna, toujours prête à se créer un avenir d’adulte. Elle savait pourtant qu’un simple ouvrier serait mal accepté dans sa famille. « Ils sont tellement ambitieux ! » se plaignait-elle. Ses parents lui faisaient apprendre le piano, la danse classique, ils voulaient qu’elle poursuive le lycée et ne se montraient jamais satisfaits de ses résultats. Moi, je l’encourageais à refuser ce dont elle n’avait pas envie. « Je n’ai pas ta force de caractère » soupirait-elle. Elle craignait son père, un homme trapu et autoritaire, au crâne rasé bien avant l’heure. Je ne l’aimais pas non plus. Sa mère était chétive, parlait peu, admirait son mari et continuait à négliger sa fille qui semblait toujours la décevoir. Anna avait besoin de se sentir protégée et je m’y employais avec toute ma tendresse. Je me souviens des longs après-midi passés l’une contre l’autre, l’été à l’ombre de la forêt, l’hiver blotties dans le canapé de notre maison, à lire des poèmes à haute voix, rêver, parler, éclater de rire !
Comme ils sont loin, nos rires de l’enfance ! Anna, te reverrai-je jamais ?
Adeline
Après l’affluence de ce nouveau mercredi, jour de marché, la petite ville a retrouvé son calme et les clients se font rares. Tom a passé la matinée à trier les livres en double qu’il ira porter aux médiathèques et aux maisons de retraite des villages voisins.
A midi, devant une assiette de charcuterie, Mireille égrène les bons souvenirs gardés de la maman de Tom. Amies d’enfance, elles avaient travaillé ensemble à la bibliothèque de Toulon, avant que l’une se marie et que l’autre parte rejoindre une ancienne compagne de pension qui ouvrait librairie en Alsace.
- Notre Mireille a vite oublié son Midi natal pour adopter nos brumes alsaciennes, note Hélène en la regardant avec affection.
- Oui, c’est beau aussi la brume, lorsqu’elle voile les crêtes qui nous entourent et s’accroche encore aux sapins, à l’heure où le soleil tente d’y pénétrer. Le manteau scintillant des fées alsaciennes ! Cela me rend poète… Et l’hiver, la neige qui adoucit encore les reliefs et transforme les villages en cartes de Noël ! Non, je n’ai jamais regretté la Provence. Surtout que nous y sommes régulièrement allées en vacances, pour retrouver les amis et voir grandir notre petit Tom. Trois semaines par an suffisaient à empêcher le spleen du pays.
- Moi aussi, trois semaines à transpirer sur des chemins pleins de cailloux, cela me suffisait amplement. Maintenant, je crois que le climat de la Bretagne où nous allons émigrer va bien nous convenir à toutes deux. Cela fait trois années que nous y passons les vacances. Moins chaud que le Sud l’été, moins froid qu’ici l’hiver. Des paysages toniques en toute saison. Ach, Tom ! Tu n’as jamais vu la mer qui se déchaîne sur les rochers ? Tu ne connais que les vaguelettes de la Méditerranée ?
- Il faudra que tu viennes nous voir, hein ! Tu pourras déballer tes livres dans les villages du coin, on n’y trouve malheureusement pas plus de vraies librairies que par ici maintenant. Emilie nous a promis de venir aussi, dès cet été.
La veille, après l’apéritif-camion, Mireille et Hélène avaient invité la jeune femme à partager chez elles la tarte flambée, joyeusement arrosée de Pinot gris. Affection personnelle pour cette auteure avec laquelle elles travaillaient maintenant depuis plusieurs années, mais pas seulement… Tom le lisait bien dans leur regard et leurs discrètes réflexions qui lui rappelaient tellement ses parents. Cette manie de vouloir le caser ! Il y avait toujours opposé une résistance opiniâtre. Emilie ne semblait d’ailleurs pas avoir été hypnotisée par son charme ravageur. Il l’avait même entendu parler de liberté dans une discussion interceptée dans l’arrière- boutique avec Mireille. Il craignait que cette adorable bavarde n’ait été trop explicite dans les intentions qu’elle semblait nourrir pour son avenir. La honte ! La romancière avait tout de même évoqué avec lui une éventuelle excursion en montagne : il ne pouvait repartir sans avoir vu de près les sommets enneigés, estimait-elle.
Dans l’après-midi, Emilie propose d’aider à répartir la fin du stock dans les cartons, en attendant les signatures du samedi qui marqueront la fermeture définitive. Elle devrait gagner Strasbourg dès le lendemain, puis Paris où l’attend la promotion de son dernier livre. De son côté, Tom redescendra par petites étapes au cours desquelles il proposera aux lecteurs des régions traversées les ouvrages dont il a commencé à regarnir ses étagères.
Il est en train d’empiler sur le trottoir les dernières cagettes qu’il va emporter, quand une ombre s’arrête devant lui. Adeline.
- J’ai réfléchi à ce que vous m’avez dit sur vos échanges de livres. J’en ai un certain nombre qui sont introuvables maintenant, ce serait dommage qu’on les jette après ma mort. Ils n’intéressent ni ma famille ni les médiathèques et Hélène et Mireille n’en ont déjà que trop à déménager. Vous, vous devriez les prendre.
- Je peux toujours venir voir. Je ne vous promets pourtant rien car je vais déjà devoir en expédier une partie : pas assez de chevaux sous le capot pour ramener chez moi tout ce qui reste.
- Ach so ! Pourtant ça descend, pour aller vers le Midi, non ? On est en haut de la carte de France et vous en bas.
Le rire juvénile d’Adeline fait oublier son âge, son dos courbé, ses yeux délavés par la cataracte ou quelqu’autre affection oculaire, son visage ravagé de rides. Tom rit aussi et prend rendez-vous pour le lendemain.
- Juste pour jeter un coup d’oeil et évaluer le volume. Je ne reviendrai les chercher qu’au moment de partir, sans doute dimanche.
- Venez pour le café, je vous ferai goûter le schnaps que faisait mon frère.
Tom repose le verre d’eau de vie délicieusement brûlante et fruitée, refuse énergiquement une seconde tournée, et suit la vieille dame qui clopine jusqu’à la pièce voisine.
- Mon bureau. C’était aussi ma chambre, du temps de mes parents… après la Libération. Plus tard, quand ils sont morts et que je me suis mariée, c’est devenu mon lieu de travail. J’étais traductrice allemand-français pour des éditeurs. Ne faites pas attention au bazar accumulé sur la table, ce sont les dossiers et les papiers sur lesquels je travaille actuellement.
- L’ouvrage dont vous parliez à la librairie ?
- Oui.
Au milieu de chemises cartonnées de différentes couleurs portant les chiffres d’années écrits au feutre rouge, Tom entrevoit des feuillets couverts d’une écriture grise sans doute sortie de l’outil posé à côté : quand il était enfant, on appelait « criterium » ce crayon de métal à facettes, sur l’extrémité duquel il fallait appuyer pour faire sortir la mine. Il se rappelait même de la minuscule gomme fixée à l’intérieur de cet embout et qui noircissait le papier plus qu’il ne le nettoyait.
- Vous préférez le manuscrit à l’ordinateur, on dirait.
- J’avais commencé à m’y mettre un peu avec mon mari, puis j’avais arrêté à son décès. J’ai repris pour mes recherches sur internet, faut être moderne et ça m’a quand même bien facilité les choses. Maintenant que j’ai trouvé tout ce qu’il me fallait, j’ai donné l’engin à ma petite-fille. Les mots sortent trop brûlants de mes tripes pour les refroidir sur une machine, pas même une bonne vieille Remington comme j’en ai encore une dans un placard.
- Votre livre parle de quoi ? Ou de qui ?
La veille dame se détourne, elle déplace quelques dossiers qu’elle repose en soupirant, puis s’affaire à sortir des livres des rayons qui couvrent les murs.
- Hop là ! Il y a déjà tous ceux-là, la plupart publiés par La Nuée Bleue, la même maison d’édition que Les Dernières Nouvelles d’Alsace. Des livres historiques et de beaux livres de photos, qui devraient donner envie à vos Sudistes de venir découvrir notre région. Et voulez-vous grimper sur l’escabeau pour attraper là-haut ces anthologies des éditions Alsatia ? Plutôt germanophiles, et même parfois bien pires, mais ces ouvrages-là sont maintenant introuvables. A lire avec précaution. C’est eux qui éditaient la série Signe de Piste. Vous devez connaître au moins de nom. Des histoires de scouts à l’idéologie plus proche des Jeunesses hitlériennes que des Bisounours comme dit ma petite fille. Elle les avait pris à mon insu dans la bibliothèque quand elle était petite, et elle les a relus dernièrement avec un autre éclairage.
- Plusieurs fois des lecteurs m’en ont apportés, j’avoue ne pas les avoir ouverts moi-même. Je m’étais dit que j’avais passé l’âge des aventures de boy-scouts et celles du Prince Eric ne me tentaient pas particulièrement. Quand j’étais jeune, c’était Tom Sawyer mon héros incontournable, épris de liberté lui aussi… d’où mon surnom. Alors, si je comprends bien, j’aurais dû vérifier avant de laisser repartir les boy-scouts dans la nature ?
- Futé comme vous en avez l’air, si vous les aviez lus, vous auriez au moins pu faire un commentaire avant de les lâcher. Sur ces beaux blonds aux yeux bleus qui se croient d’une race supérieure, par exemple.
- Ah bon, c’est à ce point-là ! Je ne me suis pas méfié. Je vais m’y plonger avec intérêt dès que j’en intercepterai. Merci de m’en avoir avisé.
- Eh bien, tenez, ne cherchez pas plus loin, je vous offre Le Prince Eric dans toute sa jeune beauté virile. Emportez-le maintenant pour vos longues soirées neigeuses, même si vous revenez chercher le reste plus tard.
- Je préfèrerais sans doute la jeune beauté d’une princesse, mais d’accord, je le lirai, merci. Un seul devrait suffire à mon éducation, car je ne continuerai sans doute pas à les faire passer de main en main.
- C’est comme un certain nombre de publications de cette même maison : beaucoup d’arrière-pensées pas toujours sympathiques. Mais des informations et des témoignages de l’autre côté (que le mien et sans doute le vôtre, je veux dire) qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Il faut bien connaître la situation de notre région pour savoir peser le pour et le contre, lire entre les lignes. Vous savez, les mentalités alsaciennes ne sont pas faciles à comprendre, celle des vieux comme moi surtout… Les jeunes doivent être différents. Tenez, j’aimerais bien que vous preniez ceux-là, des romans et des récits sur l’annexion allemande. Un passage de l’histoire sur lequel le reste de la France a pudiquement fermé les yeux. Vous en avez quand même entendu parler, dans votre Sud lointain ?
- Bien sûr, le drame des Alsaciens obligés de devenir sujets allemands et de subir directement le joug nazi, encore pire que l’occupation des autres régions de France, souffle Tom d’un trait, remerciant mentalement Emilie de lui avoir livré quelques clefs de l’histoire alsacienne.
Un geste de tête et un sourire d’approbation saluent la réponse. Aussitôt suivis d’un souffle de colère.
- On croyait la guerre terminée. Vaincus mais enfin en paix. On ne savait pas… enfin, moi, jeune folle, je ne savais pas qu’ils allaient s’installer pour régner chez nous et nous faire connaître l’enfer.
- Vous aviez quel âge ?
- Dix-sept ans au début… et je suis devenue une vieille femme en quelques années.
Le retour
(…)
Schirmeck, 12 septembre 1942
Peut-être aurais-je dû emprunter la voie normale, le train pour Strasbourg ou l’autocar qui passe la frontière au col du Donon. Après tout, si les Allemands interdisent aux Alsaciens de passer en France, ils n’interdisent sans doute pas leur retour. En descendant de l’autocar de Nancy, j’ai bien pris celui qui passait à Moussey. A l’arrivée, il faisait déjà sombre. Il n’était pas question de m’arrêter chez les amis qui nous avaient hébergés à l’aller, ils auraient condamné ma décision et m’auraient aussitôt ramenée aux parents. Je me suis donc engagée dans la montagne, j’ai grimpé et encore grimpé, sans savoir où passait la nouvelle frontière. Au lever du jour, je me suis endormie dans une cabane de forestier en ignorant toujours de quel côté j’étais. Le soleil était déjà haut quand je me suis réveillée. J’ai mangé une partie du pain et du fromage que j’avais emportés, marché toute la matinée, et me suis cachée derrière les arbres en entendant approcher une patrouille : des Allemands. J’étais donc du « bon côté »… si on peut dire, ou plutôt de celui où je voulais me rendre, mais j’ai eu peur de me montrer pour demander ma route. Je suis redescendue sur l’autre versant en empruntant les sentiers qui me semblaient les plus directs. Heureuse de retrouver mes Vosges couronnées de brume argentée, les chemins qui s’enfoncent dans l’odeur de résine des pins et des sapins. Les parents hors de portée. La liberté.
La seule lettre que Georges ait pu me faire parvenir par un marchand de vin de ses amis, et qui m’a décidée à partir sur le champ, me dit combien le temps passé loin de moi lui semble long, qu’il se désespère de voir la situation empirer avec les Allemands et que de ce fait, il craint que mes parents ne veuillent jamais me ramener à lui côté annexé. Il dit aussi qu’il a perdu de vue Anna depuis que le groupe de marche a été dissous, mais qu’elle avait triste mine la dernière fois qu’il l’avait croisée. Elle subissait selon lui une trop grande autorité de ses parents de plus en plus collabos. Ma pauvre Anna ! J’ai tellement hâte de la retrouver. Je lui donnerai ce journal pour qu’elle voit que je n’ai jamais cessé de penser à elle, que c’est pour elle que je l’ai écrit et pour elle aussi que je reviens, autant que pour Georges.
Le deuxième soir, je suis arrivée à Grandfontaine. Enfin je me repérais. J’ai dormi dans la paille d’une grange, volé trois pommes de terre aux cochons et gagné la grand- route. Je me suis cachée aux quelques passages de voitures : des camions militaires, des remorques de paysans. Je n’en reconnaissais aucun et ne pouvais donc les arrêter. J’ai continué à pieds vers la maison. Joseph ou Lucien qui m’ont toujours bien aimée depuis que je suis toute petite sauront me conseiller, me cacher s’ils l’estiment nécessaire, jusqu’à ce que je retrouve Georges. On décidera alors ensemble de ce qu’on va faire. Par contre, avec ou sans lui, je ne repartirai pas sans avoir vu Anna. Demain, j’espère.
Pour le moment, j’attends la fin du jour à la lisière de la forêt, assez reposée et soulagée pour pouvoir reprendre ce journal. Un peu plus loin, les saisonniers ramassent les grappes et remplissent les hottes à vive allure. La vendange a l’air bonne et les vignes bien entretenues. Comme elles m’ont manquées, ces vertes rangées qui montent doucement à flanc de coteau. Le paysage de mon enfance heureuse. Joseph et Lucien ne doivent pas être loin mais je n’arrive pas à les repérer. Je contemple notre maison, cela me fait vraiment une drôle d’impression. Maman avait fermé tous les volets. Ils sont maintenant ouverts. Et le portail laisse passer des gens que je ne reconnais pas. Peut-être les ouvriers utilisent-ils le hall d’entrée pour stocker du matériel ? Ou la cuisine pour y manger ? Les parents n’aimeraient pas ça du tout. Ils avaient confié les clefs à Joseph ou à Lucien, étonnant qu’ils aient pris des libertés. Après tout, on n’avait qu’à rester là. J’en veux à papa et maman d’avoir été obligée de tout quitter et maintenant de me sauver pour conquérir ma liberté ! Loin d’eux et de mes frères, alors que je les aime tous tellement, malgré tout ! Ensemble on aurait quand même pu supporter les contraintes allemandes.
L’attente
Tom explore le placard de son coin cuisine, passe sans broncher sur les habituels bocaux de cassoulets avec lesquels voisinent maintenant quelques confits de canard alsaciens et la boîte de foie gras. Il hoche la tête et sort résolument de l’étagère du bas deux endives qu’il s’emploie à couper dans un saladier. Raisonnable : il n’a pas refusé de dîner encore une fois trop copieusement chez ses amies pour venir se gaver de calories dans son camion ! Tout de même quelques petits morceaux de fromage et quatre noix pour accompagner son repas frugal. Le froid et les footings quotidiens auront vite fait de faire fondre les kilos supplémentaires dont l’a accusé hier la balance du pharmacien. Il tâte son estomac. Non, pas encore de ballon, pas plus que de poignées sur les hanches. À 50 ans, il est assez content de sa silhouette. Il pense aussitôt à celle d’Emilie, harmonieuse, à peine enrobée, autant qu’il puisse en juger sous les épaisseurs dont elle se couvre au fur et à mesure que le thermomètre descend. Va-t-il oser la réchauffer avant qu’une trop grande amitié ne vienne court-circuiter les idées qui effleurent son esprit à chaque fois qu’il la retrouve ?
Plus d’une semaine maintenant, qu’il est arrivé dans la petite ville. Il avait pourtant envisagé de n’y passer que quelques jours. Deux marchés, des repas partagés presque quotidiennement avec les libraires et avec Emilie, le temps passé à vendre, emballer, parler avec les derniers clients de la boutique, avec les auteurs venus signer leurs livres. « C’est un tel bonheur de partager avec vous ces moments que l’on redoutait tellement » disent les deux amies. Actuellement, rien n’appelle Tom ailleurs. Emilie qui voulait repartir au lendemain du dernier samedi de signatures, semble vouloir s’attarder elle aussi. Elle s’est seulement absentée une journée en empruntant le petit train de la vallée de la Bruche pour rendre visite à son ami de Strasbourg. Elle est passée d’elle-même au tutoiement que Tom espérait, mais garde une attitude copain-copain qu’il n’ose enfreindre : « La prochaine fois, il faut que tu viennes avec moi rencontrer Hansel, tu verras, il est vraiment formidable, il s’intéresse à tout et sa vie a été passionnante… en dehors de la période de guerre bien sûr, qui continue à le hanter. Tu en as eu un aperçu dans le livre que tu m’as fait l’honneur de lire ».
À travers ce roman dévoré en deux soirées dans la tiédeur de sa couchette, Tom avait découvert une réalité qu’il ignorait totalement : l’annexion allemande. Plus contraignante, violente et humiliante encore que l’occupation du reste de la France dont ses grands-parents lui avaient abondamment parlé, et qui avait, elle aussi, laissé des traces indélébiles sur tous ceux qui l’avaient vécue dans « la France de l’intérieur » comme disent encore les vieux Alsaciens. Schirmeck a maintenant gommé de son paysage le camp dit de rééducation qui avait souillé son sol, construisant sur le même emplacement des logements pour les nouvelles générations. Toutefois, à quelques kilomètres, sur le plateau, le camp d’extermination du Struthof et sur l’autre versant de la vallée le Mémorial d’Alsace Lorraine, tentent de conserver la mémoire. Il n’a aucune envie de visiter le camp. Sans doute ira-t-il seulement au Mémorial où photos et reconstitutions doivent permettre plus de recul que, là-haut, la froide réalité des barbelés dans la neige.
Une vaisselle rapide, et Tom fait coulisser la paroi qui sépare son minuscule logement de sa bibliothèque ambulante. Il frissonne. Le chauffage confortable à l’avant du fourgon ne suffit pas à dégeler l’atmosphère de l’arrière. Il saisit son écharpe, souffle dans ses mains et commence à explorer le rayon Histoire. Quelques romans moyenâgeux, un peu de guerre 14-18 dont quelques Giono et l’admirable Collier rouge de Jean-Christophe Ruffin, le Cher frangin de Mordillat sur la guerre d’Algérie, rien sur la guerre 39-40, ni sur l’annexion. A l’extrémité du rayon étiqueté Voyages, seulement les Guides Verts des deux régions qu’il a traversées depuis Avignon et un vieux Guide des chemins, auberges et refuges d’Alsace. C’est tout. Il est vrai qu’il n’avait emporté que le minimum, destiné à quelques ouvertures du camion dans les villages traversés à l’aller. Il avait évité de s’alourdir en vue d’accueillir le stock de Bouquins-Bouquine. De toute façon, il n’a aucun souvenir de livres sur l’Alsace qui auraient pu rester dans le stock de l’appartement de Toulon, qu’ils soient historiques, géographiques ou romans. Les ouvrages que lui lèguent ses amies combleront largement cette lacune. Ceux d’Adeline aussi. Quelle étrange vieille dame. D’un abord aussi charmant que son prénom, mais qui, à mieux la connaître, semble couver un profond ressentiment. Une haine tapie au fond des yeux.
Le choc
Schirmeck, 13 septembre 1942
Je suis anéantie ! Ce n’est pas dans la chambre de notre grande maison, que j’écris. Depuis hier, je me sens plus exilée encore que lorsque j’étais en Lorraine.
Ne l’ayant pas vu au milieu des vignes, j’ai fini par aller trouver Lucien hier soir dans le logement qu’il occupe contre notre maison. Il m’a installée dans la chambre de ses fils partis à la guerre. Je n’ai pas pu fermer l’œil de la nuit. La guerre n’est pas finie ! Mes parents le savaient-ils ? Me l’ont-ils caché de crainte que je m’inquiète pour Georges ? Les Allemands ont signé un pseudo traité de paix avec la France mais continuent à se battre sur le front de l’Est et c’est là qu’ils ont envoyé Pierre et Claude, les fils de Lucien, sous l’uniforme de la Wehrmacht. Lucien est effondré et dit que c’est finalement un bien que sa femme soit morte il y a quelques années pour ne pas vivre ça.
J’ai peur que mon Georges soit parti lui aussi. Lucien ne sait pas, il ne l’a pas vu depuis plusieurs semaines. Il a 18 ans et Lucien dit que tous les jeunes de 18 à 22 ans, parfois même plus jeunes, sont maintenant mobilisés. Et il m’a raconté quelque chose de plus incroyable encore : peu après notre départ, les Müller sont venus s’installer chez nous ! Quel choc ! Anna serait donc tout près, elle a dû emménager dans ma chambre. Depuis que Lucien m’a annoncé ça, je ne pense qu’à aller la serrer dans mes bras. Mais Lucien dit aussi qu’elle subit de plus en plus l’influence de ses parents et qu’elle fréquente un officier de la Wehrmacht.
Ma douce Anna ! J’ai du mal à croire qu’elle pourrait me faire du mal. Cette histoire est tout de même étrange. Ses parents ont affirmé à Lucien et aux autres ouvriers que papa leur avait cédé le domaine et la maison avant de partir. Je suis sûre que c’est faux, mon père nous l’aurait dit et il tenait d’ailleurs le père Müller en piètre estime depuis qu’il l’avait vu s’acoquiner avec les Allemands. Anna sait-elle ce qui s’est vraiment passé ? Lucien dit que le père et aussi les fils quand ils sont en permission, se comportent en tyrans avec les ouvriers et les saisonniers. Ils ont renvoyé Joseph qui protestait contre leurs méthodes. Notre Joseph qui était resté chez nous plus de quarante ans ! Depuis, il a disparu et Lucien craint qu’il ait été enfermé par les Allemands. Ils ont en effet construit à Schirmeck un camp de rééducation où ils gardent les Alsaciens insuffisamment convaincus des bienfaits du nazisme. Lucien dit que les Müller, eux, se montrent particulièrement zélés et qu’ils reprochaient aussi à Joseph de continuer à parler français et refuser de faire le salut nazi. Leurs deux fils se sont engagés volontairement dans la Waffen SS, Anna enrôlée dans les Jeunesses hitlériennes ( Bund Deutscher Mädchen pour les filles mais c’est tout comme), ce que je veux bien croire incontournables ; je n’y aurais pas échappé moi-même si on était restés. Par contre, la fréquentation de cet Allemand depuis près d’un an !
Lucien ne sait pas ce qu’il doit me conseiller : continuer à me cacher chez lui ou carrément aller trouver les Müller, puisque je suis l’amie de leur fille et qu’ils pourraient me fournir une bonne protection vis à vis des Allemands. J’ai tellement envie de retrouver Anna que j’en ai été tentée. Mais comment justifier le départ de ma famille et mon retour si ce n’est pour les désavouer. Je m’y refuse. Connaissant mon caractère, Lucien a d’ailleurs peur que je ne me plie pas à la nouvelle idéologie, et il a bien raison. J’aurais sans doute pu supporter de vivre dans un pays devenu allemand, mais pas sous un régime nazi tel que le décrit Lucien. Comme dans la France occupée, ils continuent à rafler les juifs pour les envoyer en Allemagne, pour travailler, font-ils croire. Mais un ami de Lucien proche des réseaux de résistance sait qu’ils ont ouvert des camps d’extermination d’où les juifs et les résistants ne ressortent jamais, et ils semblent en préparer un ici, sur le plateau au dessus de Schirmeck. Lucien tente de se renseigner sur ce qu’est devenu Georges. En attendant, je resterai dans cette chambre aux volets clos. Après avoir bien réfléchi, j’ai trop peur des parents d’Anna pour essayer d’aller la voir, et même si j’arrive à convaincre Lucien de jouer les intermédiaires pour un rendez-vous clandestin, cela risquerait d’être aussi dangereux pour lui que pour elle et pour moi.
D’ailleurs, cela nous mènerait où ? Fuir ensemble ? Elle n’en aura jamais la force.
Suicidée
Quand Tom pénètre dans la librairie, il entend des gémissements provenant de l’arrière-boutique. Mireille surgit aussitôt, son manteau à la main.
- Tom, c’est horrible ! La jeune aide-ménagère d’Adeline vient de débouler en plein effroi. En arrivant ce matin, elle l’a trouvée pendue à la poutre de la salle à manger. On vient d’appeler les pompiers, je vais vite au-devant d’eux, Hélène va rester avec la petite qui a du mal à surmonter le choc.
- Je vous accompagne.
L’ambulance des pompiers arrive en même temps qu’une voiture de gendarmerie. Les hommes en uniforme pénètrent dans la maison que Mireille vient de leur ouvrir avec la clef de l’aide-ménagère. Elle attend près de Tom sur le trottoir, tandis qu’un petit attroupement commence à se former. « Adeline a fait une chute ? Un malaise ? Pire ? Mais pourquoi y a-t-il aussi la gendarmerie ? »
« Elle n’a pas pu se suicider », a déjà affirmé Mireille à Tom dès qu’ils sont sortis du magasin. Elle le répète avec force au gendarme qui lui demande pourquoi elle avait la clef et si elle connaissait bien cette femme. Tom soutient le point de vue de la libraire : Adeline venait d’entreprendre l’écriture d’un livre qui la passionnait, et la veille encore, en lui en parlant, elle avait un ton sûr et vindicatif, absolument pas celui de quelqu’un qui va tout lâcher quelques heures plus tard.
- Hier ? Vous l’avez vue où ? A quelle heure ?
Ça y est, pense Tom, je me suis encore fourré dans le pétrin. Je dois être le dernier à l’avoir vue vivante, et légère comme elle devait être, j’aurais pu la suspendre sans peine à la poutre !
Le gendarme n’a pourtant pas l’air suspicieux. Il connaît Mireille et pose seulement des questions sur ses liens, ainsi que sur ceux de Tom, avec la vieille femme, l’impression qu’elle donnait ces derniers temps, son état mental, son entourage, son mode de vie, d’éventuelles difficultés financières. Savaient-ils si elle avait de la famille et comment contacter la petite-fille dont Mireille lui parle ? Il conclue en soupirant.
- Ach ! La pauvre, à 95 ans, un coup de blues !…
- Ce serait peut-être normal d’en avoir marre à cet âge, mais pas elle, pas maintenant ! Il s’est passé autre chose, martèle Mireille qui escorte l’homme jusqu’à la voiture de service, ne voulant pas le lâcher avant de l’avoir convaincu.
Un second gendarme sort au même moment de la maison, précédant le brancard que deux pompiers font glisser à l’intérieur de l’ambulance rouge. La petite forme allongée est recouverte d’un drap. Les badauds se signent ou se découvrent. Mireille sert les poings.
Les deux hommes ont refermé la porte de la maison, renoncé à interroger plus avant l’aide-ménagère qui les a rejoint et qui, le visage plongé dans un mouchoir réduit à l’état de charpie, continue à sangloter nerveusement. L’attroupement se disperse lentement par groupes de deux ou trois. Une dame entraîne la jeune femme accablée, en l’entourant d’un bras amical. Pourtant, assis dans le véhicule, les gendarmes ne démarrent toujours pas ; ils semblent discuter. Ils en sortent brusquement pour rattraper Mireille et Tom devant la librairie.
- Vous qui connaissiez cette maison, voudriez-vous y jeter un coup d’œil ?
Ils traversent la salle à manger où un escabeau renversé et une corde à linge jetée en tas témoignent du drame, pénètrent dans le bureau. Tom s’exclame aussitôt
- Les dossiers et les papiers ! Elle devait les entasser là depuis des mois. Vous les avez emportés ?
- Non, pourquoi on aurait touché aux affaires de cette pauvre femme ? Elle a dû vouloir les mettre en ordre avant son geste fatal, c’est souvent ce que font les gens qui se suicident.
- Pas de cendres de documents dans la cheminée comme dans les romans policiers, avance Tom avec une grimace contrite pour excuser la référence simpliste, pas de placards ici pour ranger les dossiers et pas de place sur les étagères…
- La maison a plusieurs pièces, elle a pu les mettre ailleurs. Vous savez ce qu’il y avait dans ces dossiers ?
- De quoi écrire un livre, qu’elle avait déjà bien avancé, disait-elle, pour dénoncer des évènements passés pendant la guerre. Elle répétait à tout le monde qu’elle détenait des preuves contre une famille du coin, répond Mireille.
Après qu’ils soient tous revenus sur le trottoir, le gendarme le plus âgé ouvre la porte arrière de l’estafette bleue et en sort de quoi poser les scellés sur la porte. Puis, se tournant vers son collègue : « Tu peux appeler pour demander un relevé d’empreintes et une fouille de la maison, faut voir si les papiers ont été rangés ailleurs. On va aussi demander à l’aide-ménagère. Elle a dû être si choquée, sans doute qu’elle n’a pas fait attention au bureau quand elle a découvert le corps et n’a pas pensé à en parler. Et vous, madame, monsieur, il faudrait que vous veniez au commissariat demain à partir de neuf heures pour une déposition. »
La recluse
Schirmeck, 16 septembre 1942
Trois jours que je suis enfermée volontaire dans cette chambre de dix mètres carrés aux murs décorés d’affiches de cyclistes et de voyages en bateau, assise sur l’un des lits jumeaux des fils de Lucien. Partis à la guerre sous l’uniforme allemand, je n’arrive toujours pas à y croire. Ils ont à peu près mon âge ! J’avais tellement peur que mon Georges ait été enrôlé lui aussi. Mais Lucien vient enfin d’avoir des nouvelles par l’intermédiaire d’un ami de confiance : la veille de son appel pour le front de l’Est, il a fui dans la montagne et a rejoint le groupe de jeunes qui organisent la résistance. Lucien dit que depuis, ils ont dû passer en France où il y a plus de possibilités d’actions malgré l’occupation. La lettre que j’ai reçue de lui la semaine dernière avait mis plus d’un mois à me parvenir. Il ne soufflait mot de son passage à la résistance, sans doute s’est-il décidé au dernier moment ou avait-il peur d’en parler. Depuis, peut-être un autre mot m’est-il arrivé en Lorraine, car il ignore que j’en suis partie. J’en avais évoqué l’idée dans la seule lettre que j’ai pu lui faire passer par le même voyageur, mais il a dû croire que c’était seulement un rêve. C’est en fait un cauchemar.
J’ai demandé à Lucien de se renseigner sur les possibilités de rejoindre Georges et son groupe pour prendre moi aussi ma part dans la résistance. Ce que me raconte Lucien et ce que je lis dans les journaux clandestins ou officiels qu’il me donne, les décrets allemands ahurissants, les exactions, tout cela est trop terrible pour qu’on puisse continuer à laisser faire ces monstres. Lucien dit qu’ils ont maintenant construit un camp entouré de barbelés près du centre même de Schirmeck et y parquent tous les opposants. Un journal à leur solde parle de « rééduquer les Alsaciens de bonne origine qui ont été pervertis par les juifs et les bolcheviques ». Qui sont donc les Alsaciens de bonne origine ? Les blonds aux yeux bleus ? Et les autres, ils en font quoi ? La réponse, c’est peut-être ce projet dont parle Lucien, de construire un autre camp près d’ici, à Natzweiler, beaucoup plus vaste que celui d’ici, pour les opposants les plus durs, les résistants et les étrangers. Un camp… d’extermination !
Schirmeck, 23 septembre 1942
Une semaine encore, pendant laquelle je n’ai pas eu la force d’ouvrir ce carnet de bord, reliée au monde par les seules visites de Lucien. Parmi les livres de ses fils, j’essaie de m’intéresser aux récits d’expéditions en montagne ou dans le désert. Mais je dors et je pleure une partie de la journée. J’écoute les bruits assourdis du domaine qui me rappellent douloureusement les vendanges des années passées, celles où je ne savais pas combien ma vie était belle. Hier, j’ai entendu la voix et le rire d’Anna dans la cour. S’ils habitent notre maison, elle a dû prendre ma chambre. Elle aimait tellement s’y réfugier. Piètre consolation de l’imaginer au milieu de mes affaires. On jouait avec nos poupées, on lisait mes livres, on regardait l’album des photos que papa avait prises de nous depuis qu’on était toute petites et qui nous montrent toujours gaies. Et nos confidences, nos rêveries d’amour. Lucien dit qu’elle a rompu l’année dernière avec son fils Pierre, sans doute poussée par ses parents qui avaient d’autres projets pour elle. Mais comment peut-elle rester dans une famille pareille ! Ils ont dû l’obliger à fréquenter ce soldat allemand dont parle Lucien. Les dernières fois que je l’ai vue, elle les traitait pourtant de sales boches, se moquait d’eux, de leur raideur, leurs claquements de talons, leur accent, leur coupe de cheveux ridicule. Et encore ne savions-nous pas de quoi ils étaient capables. Comme j’ai eu envie de l’appeler par la fenêtre, hier ! Cela aurait été si bon de me serrer contre elle, de tout lui raconter, partager mes inquiétudes et écouter celles qui sont sans doute les siennes. Mais si elle avait été conquise aux idées de l’envahisseur ? Par amour ? Non, ça, c’est impossible ! Je la connais trop pour le penser. Sans doute joue-t-elle le jeu pour être tranquille, elle a toujours été trop faible, trop soumise. Alors, je risquerais de la mettre dans l’embarras. Je l’ai laissée passer sans me manifester, pleurant en silence, ne parvenant même pas à l’apercevoir à travers les persiennes.
Schirmeck, 26 septembre 1943
Ça y est, Lucien m’a trouvé une filière pour gagner ce qu’il appelle le maquis. Il n’est pas sûr que Georges se trouve où je vais aller, mais une fois là-bas, je pourrai peut-être le rejoindre ailleurs. De toute façon, avec ou sans lui, j’ai envie de me battre pour chasser ces barbares.
Je ne peux emmener ce journal avec moi. Si je suis prise ou si je le perds ce serait trop dangereux pour ceux dont je parle. Je vais le cacher ici et j’espère pouvoir le retrouver très vite, quand les boches auront libéré notre terre.
Le vieux cahier
L’air est vif mais les rues finissent de sécher et le soleil monte dans un ciel bleu azur. Seules des traces de neige grisâtre traînent encore dans les caniveaux et sur quelques trottoirs. Tom décroche son vélo de l’arrière du camping-car, traverse le pont sur la Bruche et suit le cours d’eau jusqu’à la Rubanerie, une ancienne usine textile transformée en hôtel où séjourne Emilie. Après avoir regardé sa montre et constaté qu’il serait en avance, il est tenté par une ascension de la route du Donon en direction du col. Il a besoin de se vider la tête de toutes les idées qui tournent autour du décès d’Adeline. La départementale qui serpente à travers les forêts de hauts pins semble l’appeler. Mais il craint les effets de la transpiration sur son rendez-vous et continue à suivre la rivière. Journée excursion dans la montagne. Journée peut-être décisive dans leur relation, bien qu’il hésite encore. Il laissera le vélo à l’hôtel et ils prendront la Dacia d’Emilie, mieux équipée que son camion pour affronter les routes sans doute enneigées dès qu’ils gagneront en altitude.
Avant d’entrer dans le hall de réception où ils doivent se retrouver, Tom avance dans le parc jusqu’au cours d’eau, encore ruisseau tumultueux à cette hauteur, qui roule ses eaux dans un fracas assourdissant. Emilie lui a dit qu’elle choisissait toujours une chambre de ce côté-là, dormant même toutes fenêtres ouvertes l’été et à la mi-saison, pour profiter pleinement de ce bruit régulier qui la berçait. Le moyen aussi de couvrir le concert de cloches qui, chaque jour, affirme la supériorité de l’église catholique sur le temple protestant. Une manifestation religieuse qui débute à une heure matinale et suscite le mécontentement de beaucoup de voyageurs. Les habitants, eux, y sont habitués, ils constatent seulement avec plus ou moins d’ironie que le carillon électrique se déclenche automatiquement ; le curé loge dans un village éloigné et célèbre peu de cérémonies en ces lieux. « Bonnes grasses matinées, monsieur le curé ! » avait grogné Emilie.
Tom sourit en entendant que l’église sonne aussi les heures. Peut-être même les demies et les quart. Neuf coups guillerets pour le moment, celui de terminer sa promenade. En passant près de la véranda, il voit un doigt frapper sur la vitre et lui faire signe : Emilie est encore assise à une table de petit-déjeuner donnant sur le parc. Elle arbore un large sourire au milieu de ses tartines et l’embrasse sans façon dès qu’il la rejoint.
- La chance qu’on a ! Ce soleil ! La montagne va être magnifique ! J’aurais dû me lever plus tôt. Désolée de ne pas encore être prête, mais j’ai passé la journée d’hier sur un article que je devais envoyer à un journal et ensuite j’ai lu jusque tard dans la nuit… Quelque chose dont je te parlerai. J’ai mal dormi et j’ai eu des difficultés à me lever ce matin. Je commence seulement à m’ébrouer en voyant ce beau temps… et toi tu as toujours l’air en forme ! Sers toi quand même une tasse de café à la machine. Hop là, comme disent les Alsaciens. Je vais vite finir de me préparer et j’arrive.
- Attends, avant de remonter. Si tu n’es pas sortie hier, tu ne dois pas avoir appris une triste nouvelle… Non ? Alors, désolé d’en être le porteur… Adeline… Elle est décédée… Elle semble s’être pendue.
- Ah non ! Ce n’est pas possible ! C’est justement d’elle que je voulais te parler. Pourquoi a-t-elle décidé ça d’un coup ! Rien ne le laissait prévoir.
- Hélène et Mireille disent aussi que ce n’est pas compréhensible, et je partage cette opinion : je l’ai vue hier, toujours aussi pétulante, et surtout en pleine écriture d’un livre auquel elle semblait beaucoup tenir.
- A son âge, la fatigue, le découragement, un afflux de souvenirs trop douloureux, peuvent sans doute arriver sans crier gare. Et peut-être avait-elle terminé le livre en question. Pourtant, cela semble bizarre en effet.
- Surtout qu’il y a autre chose… J’étais passé hier chez elle pour voir les bouquins qu’elle voulait me donner. Son bureau était encombré de piles de dossiers, et des feuillets qu’elle écrivait. Après que les pompiers l’aient emmenée, les gendarmes nous ont fait entrer Mireille et moi pour nous demander si on voyait quelque chose de changé dans la maison. La table qui croulait la veille encore sous les papiers, était totalement débarrassée. Les gendarmes avaient déjà remarqué les anciennes traces sur la poussière. Comme si on avait récemment retiré ce qui était posé, sans passer le torchon.
- L’autre jour à la librairie, elle parlait d’une dénonciation qu’elle voulait porter avec ce livre.
- Oui !… Quelqu’un que cela gênait aurait pu vouloir l’en empêcher. Je crois que la police va s’y intéresser.
- Ce que je lisais encore hier soir et dont je voulais te parler, c’est son carnet de bord : le journal qu’elle a commencé à dix-sept-dix-huit ans et repris ensuite à la Libération. Une histoire terrible ! Je vais le chercher.
Quand Emilie redescend, les derniers clients ont quitté la salle du petit-déjeuner. Constatant qu’elle se rassied près de Tom en posant sur la table un cahier cartonné, la propriétaire de l’hôtel leur propose de rester dans cette véranda le temps qu’ils souhaitent. Et qu’ils n’hésitent pas à se servir à la machine à café. « Plus tard j’allumerai la cheminée dans le salon ; pour le moment, avec ce beau soleil qui tape sur les vitres, vous serez mieux là. Je vais finir de débarrasser et refermer la porte, vous serez tranquilles ».
Tom ouvre l’épaisse couverture auréolée et gondolée. Une photo est collée à l’intérieur. Deux jeunes filles d’une quinzaine d’années, l’une brune aux longs cheveux lisses, l’autre blonde et frisée, ont rapproché leur visage et sourient au photographe. Il feuillette avec précaution les pages couvertes d’une fine écriture penchée, de moins en moins appliquée, à l’encre sur de nombreuses pages, au crayon gris sur d’autres, certaines rongées ou rendues illisibles par les taches.
- Il y a longtemps qu’elle te l’a donné ?
- Non, seulement la semaine dernière. Elle s’est excusée pour son état car il est resté plusieurs années sur la poutre d’un grenier, l’humidité et les bêtes sont passées par là. Elle avait tout de même voulu continuer à écrire sur le même. L’autre jour, elle était entrée embrasser ses vieilles copines. Comme Hélène et Mireille connaissaient son histoire, elles lui avaient parlé de mon dernier livre. Je lui ai donné quand je l’ai vue, le jour où tu es arrivé. On a regretté de ne pas s’être connues plus tôt pour qu’elle puisse m’apporter aussi son témoignage. Peu après, elle est revenue avec le cahier et me l’a prêté, le temps que je le lise. Elle disait qu’elle n’en avait plus besoin pour son livre, elle avait tous les détails ancrés dans sa mémoire.
- Tu as tout lu ?
- Surtout le début et la fin. Je suis passée un peu rapidement sur l’année où elle était réfugiée en Lorraine avec sa famille. Son père travaillait dans les vignes d’un ami, ses frères et elle ont été mis en pension à Nancy où elle a passé son bac, rien de spécial à part son mal du pays. Elle écrit encore un peu à son retour en Alsace, puis arrête pendant trois ans, et pour cause… Tiens, lis.
Schirmeck, 1er janvier 1945
Se peut-il que trois ans soient passés depuis que j’ai coincé ce cahier sur une poutre du grenier de Lucien ? N’avais-je alors que dix-sept et dix-huit ans ? Je me sens si vieille aujourd’hui. J’ai tout de même reçu pour mon anniversaire le plus beau des cadeaux : ma libération et celle de mon pays ! Après tant de douleur ! Mes parents venus me chercher (ayant heureusement laissé mes frères en Lorraine), avaient été dénoncés par le père Müller, arrêtés à quelques dizaines de mètres de la chambre où je m’enfermais et où j’écrivais ce journal. Raflés à cause de moi ! Lucien l’avait certainement su mais il me l’avait caché.
Papa, maman, envoyés au camp dit de rééducation de Schirmeck sans savoir ce que j’étais devenue, relâchés après six mois de mauvais traitements, ne trouvant plus aucun emploi, survivant de la charité pendant que les Müller continuaient à exploiter notre domaine à leur seul profit. Et tous ces morts. Mes camarades du réseau fusillés, déportés ou enfermés comme moi au Struthof avant d’être envoyés vers d’autres camps en Allemagne. Pierre, le jeune fils de Lucien, petit amoureux d’Anna et une vingtaine de garçons d’ici, tués sur le front russe sous l’uniforme allemand, au service d’un pays qu’ils haïssaient : ils s’étaient nommés les « Malgré nous ». Morts pour qui ? Pour quoi ? Et le poids du regard suspicieux des Alsaciens sur leur famille, qui ajoute au chagrin ! Mon Georges dont on est toujours sans nouvelles, depuis le ratissage opéré dans son maquis. Je n’avais même pas pu le revoir au cours des quelques mois pendant lesquels j’étais dans un autre réseau. Sa famille, ceux de ses camarades qui ont survécu et les associations de déportés et de résistants disent ne plus jamais en avoir entendu parler. Devons-nous garder espoir ? Tous les camps, tous les hôpitaux ne sont peut-être pas encore vidés des victimes du nazisme. Le verrons-nous un jour revenir ? Et Anna qui serait partie avec les Allemands au moment de la débâcle ! Anna qui ne m’a pas attendue. Anna qui aurait trahi ?
Au milieu de tous les drames dont on parle autour de moi, mon sort pourrait sembler moins lourd : j’ai survécu !
À l’hôpital où j’ai été soignée à ma sortie du camp, je n’ai pas eu le courage d’écrire sur l’enfer de ces années. Maintenant que j’ai retrouvé ce cahier lui aussi malmené par le temps, je vais essayer de le poursuivre. Pour ceux qui risqueraient d’oublier.
- Ce petit bout de femme ! Comment a-t-elle pu résister ?
- Elle écrit ensuite qu’elle ne croyait pas survivre au premier hiver. Le terrible hiver alsacien ! Sans vêtements chauds, dans des baraquements pas chauffés où les détenues se serraient les unes contre les autres la nuit pour ne pas mourir gelées. Et lors des corvées et des longues attentes dehors dans la neige. Comme dans les camps vus au cinéma. Ses parents avaient été internés dans l’autre, celui de Schirmeck, dit « de rééducation » et en étaient sortis après six mois. Ils avaient retrouvé sa trace et bien qu’étant eux-mêmes dans le dénuement le plus complet, ils parvenaient à lui faire passer un minimum de vêtements et de nourriture qu’elle partageait avec les plus faibles.
- Ils avaient déjà dû perdre le domaine vinicole dont nous parlaient l’autre soir Hélène et Mireille. Les Allemands avaient dû le réquisitionner.
- Même pas eux : tu liras, ce sont de bons Français qui l’ont accaparé dès que la famille d’Adeline a quitté l’Alsace. Le pire c’est qu’il s’agissait des parents de sa meilleure amie, une Anna dont elle pleurait d’être séparée. Ils ont travaillé et magouillé avec les nazis pour entrer en possession de ce domaine bien plus important que le leur.
- Pourquoi la famille d’Adeline n’a-t-elle pu récupérer ses biens à la Libération ? Depuis peu, elle semblait parler à tout le monde d’une spoliation dont elle vient enfin d’avoir la preuve pour pouvoir traîner dans la boue les descendants de ces salauds.
- Je n’ai fait que parcourir la toute dernière partie, mais je n’ai pas l’impression qu’elle y évoque de récents évènements, seulement les vaines démarches de ses parents et même leur difficulté à retrouver un travail. Toutes les grandes exploitations vinicoles où son père et ses frères auraient pu s’employer étaient plus ou moins sous la coupe des Müller et leur barraient la route. Je me pose aussi la question : si ces gens étaient des collabos notoires, pourquoi n’ont-ils pas été condamnés à la Libération ?
- Ça semble en effet incroyable et c’est ce qui a toujours dû miner Adeline.
Tom ouvre les dernières pages écrites, revient sur les précédentes, cherche, tandis qu’Emilie, d’une voix souvent brisée par l’émotion, continue à raconter ce qu’elle a lu des souvenirs de la vieille dame. Les exécutions sommaires dans la cour, les châtiments corporels, les viols à répétition, sans doute le sien car elle glisse une phrase sibylline sur le sujet. Elle parle aussi du bruit qui courait et qui a malheureusement été confirmé par la suite : les expériences effectuées sur les juifs dans l’un des bâtiments du camp, à deux pas du baraquement où elle était parquée, pour mettre au point des gaz d’extermination, les collections de squelettes. Elle n’a appris que plusieurs années après la Libération le corps de Georges avait été identifié dans un charnier en Allemagne. Elle dit également la solidarité entre détenues, l’affection de sa famille, celle de Lucien et de son fils survivant du front de l’Est, qui l’ont aidée à affronter des lendemains de guerre qui continuaient à être difficiles sur tous les plans.
Soudain, Tom interrompt le récit d’Emilie d’un geste de la main.
- Ecoute, en mai 1950 : Nous enterrerons papa demain. Après des années de souffrance morale, il vient de mourir la haine au cœur, non seulement pour les maudits Müller, mais aussi pour toutes ces bonnes âmes qui, depuis la Libération, n’ont de cesse que de parler concorde nationale et réconciliation. Pour le plus grand profit des collabos qui continuent à se pavaner en toute impunité et au détriment des pauvres bougres comme nous, qui n’avaient pas voulu faire allégeance au fascisme. Mais je lui ai juré : j’obtiendrai justice, dussé-je y consacrer ma vie entière.
- Elle a continué à essayer d’obtenir réparation ! Sans y parvenir. Mais qu’est-ce qui a bien pu se passer pour qu’elle reprenne espoir ces derniers temps ?
- Regarde, Emilie ! Elle a suspendu l’écriture de son journal, mais toutes ces pages-là sont des listes de promotions de la famille Müller : des noms de rues de plusieurs villages donnés à Albert Müller, des résultats d’élections où ce même père Müller devient député, puis sénateur, ensuite chacun des fils également élu député, l’aîné député européen aux élections suivantes. Et année après année, des médailles à des concours vinicoles décernées au domaine Müller. Même le Mérite agricole ! Sur des terres volées.
- De quels partis, les élus ?
- D’après toi ? Ben oui, bien sûr, les fachos qui veulent maintenant se montrer propres sur eux, se drapent dans le drapeau tricolore et chantent la Marseillaise. Et on a également l’entrée de l’aîné des rejetons dans le groupe parlementaire européen où les néo-nazis allemands sont majoritaires.
- Pauvre Adeline. Quelle haine devait être la sienne !
Tom continue à feuilleter jusqu’à la dernière page du cahier.
- Ecoute. Elle a juste ajouté un paragraphe : Je tiens enfin la revanche de notre famille. Ce n’est plus sur ce cahier que je vais maintenant retracer notre long calvaire, c’est sur la place publique que je vais pouvoir proclamer l’infamie. Enfin la preuve ! Papa, je te l’avais juré. Elle n’a plus rien écrit ensuite… dans ce cahier tout au moins.
- On n’en sait donc pas plus.
- Déjà une chance que son journal de bord ne se soit pas trouvé dans ses affaires, sinon il aurait disparu avec le reste.
- Tu penses que quelqu’un est venu la tuer et ramasser les preuves dont elle parlait ?
- Je le pensais déjà avant de savoir tout ça ; maintenant j’en suis persuadé.
- Et moi, je suis contrariée parce que je dois absolument repartir demain, mais on s’appellera, tu me tiendras au courant, hein ! Je te laisse le cahier, lis-le complètement et ensuite, je pense qu’il faut le remettre à la police.
- Bien sûr, je m’en occuperai. Aujourd’hui, pour ton dernier jour, peut-être pouvons-nous tout de même profiter du soleil et du temps qu’il nous reste avant la nuit pour monter oublier tout ça dans la blancheur des sommets vosgiens ?
Hypothèses
Hélène et Mireille n’en finissent plus d’interroger Tom sur ce qu’il a lu de la vie d’Adeline. Elles en connaissaient les grandes lignes, son internement et son mariage plusieurs années après la Libération avec le fils cadet de Lucien, échappé de l’enfer du front de l’Est. Elles pensaient qu’elle s’était apaisée avec ce mari aimant, décédé il y a une dizaine d’années, avec leurs enfants, deux fils et une fille qui lui avaient donné toute satisfaction, avec ses petits-enfants qu’elle chérissait. Dès la Libération, elle avait aussi trouvé, dans l’édition, un emploi de traductrice qui lui plaisait. Mais la vieille dame était encore plus opiniâtre que ne le pensaient ses amies.
- Tom, il faut porter le cahier à la gendarmerie, comme t’a dit Emilie.
- Attends Mireille, on va déjà le lire pour mieux connaître notre Adeline, et ensuite ce serait plus correct de le remettre à sa famille.
- Tu as raison, l’enterrement a lieu après-demain, on le fera passer à sa petite-fille, elle est avocate et saura ce qu’elle doit en faire.
- Elle était en bons termes avec sa grand-mère ? interroge Tom
- Oui, elle habite Strasbourg avec son mari et ses fils, elle venait souvent. Le reste de la famille encore en vie (un frère d’Adeline plus jeune, ses autres petits- enfants et des neveux) sont dans la région parisienne. La plupart passaient lui rendre visite aux vacances. C’est une famille qui semble être toujours restée très soudée, même dans les générations qui n’ont pas connu la guerre.
Tom hoche la tête, réfléchit tout en regardant d’un air distrait le cahier que lui a remis Emilie ce matin. Après un grand après-midi de marche en raquettes dans la douceur des reliefs vosgiens, ils avaient dîné d’une « tarte flambée alsacienne » près de l’hôtel, se rendant au restaurant à pieds, sous une voûte céleste romantique et un froid qui aurait pu appeler à se réchauffer sous la couette dès le retour. Toutefois, des hésitations de part et d’autre liées à un départ imminent, peut-être aussi à des liaisons précédentes encore mal digérées, et plus sûrement au poids du souvenir d’Adeline, les avaient retenus. « Je m’arrêterai demain matin à ton fourgon pour un café rapide avant de prendre la route, c’est mieux comme ça ! » avait tranché Emilie sur le seuil de l’hôtel, oubliant que le pauvre homme n’était pas motorisé. Il était rentré à vélo en grelottant au clair de lune et s’était réchauffé avec un thé 1336. Ainsi nommé pour le nombre de jours de grève que les salariés d’Unilever avaient mené contre la fermeture de leur usine. Ils avaient tenu plus de quatre ans ! Tom était allé les soutenir à plusieurs reprises, à Gémenos dans les Bouches-du-Rhône. En 2014, cinquante-neuf ouvriers et cadres avaient finalement réussi à réorganiser leur activité sous forme d’une coopérative qui embauche et fonctionne désormais dans l’efficacité et la démocratie.
Abandonnant ces souvenirs revigorants évoqués devant le mug « Scop-Ti » frappé au logo de cette sympathique entreprise, Tom avait passé la nuit à lire le cahier d’Adeline, qu’il apportait maintenant à ses amies.
- Au moment où elle a écrit la dernière page, elle ne vous a rien dit ?
- Quand elle avait commencé son livre, elle avait parlé de preuves irréfutables. On n’y avait pas prêté toute l’attention qu’on aurait dû… Depuis le temps qu’on l’entendait remuer cette affaire.
- Il ne s’est rien passé de particulier à cette époque, qui ait réveillé son désir de vengeance ? Et depuis, où aurait-elle pu trouver une preuve ?
- Rien qui ne m’ait frappée ; je ne me rappelle pas. Et toi, Hélène ?
- Attends, attends ! Si ! La mort du fils aîné Müller, le Ludwig… et son enterrement dans notre église, avec tous les honneurs. On n’y est pas allées, bien sûr, mais il paraît que plusieurs huiles de Strasbourg et même de Paris ont fait de beaux discours. Il y avait son frère Jean en fauteuil roulant, encore Conseiller régional à son âge, et les enfants et neveux qui ont tous de hauts postes dans la politique et l’administration.
- Et sa sœur Anna, l’amie d’Adeline ?
- Peut-être y était-elle, mais plus personne ne devait la connaître. Elle n’avait que quelques années de moins qu’Adeline, elle pouvait être décédée ou ne pas être en état, ou pas envie de faire le déplacement si elle vit toujours en Allemagne.
Tom reste silencieux un moment, tentant de se rappeler ce qu’Adeline avait écrit à propos d’Anna. En se cachant chez Lucien, elle avait d’abord appris que son amie fréquentait un officier allemand. Plus loin, elle expliquait que lorsqu’elle était internée au Struthof, ses parents avaient contacté cette Anna pour lui demander d’intervenir. Entre temps, elle s’était mariée avec l’ Allemand. C’était peut-être grâce à son intervention que la détention avait pu être quelque peu allégée. L’Alsace n’avait été que progressivement libérée et Adeline était sortie du camp en novembre 44 avec les derniers survivants. Anna était déjà partie avec son mari et leur premier enfant. Elles ne s’étaient donc pas revues.
- Et le vieux Müller, le père, il était mort quand ?
- Nous, on ne l’a pas connu, c’était avant qu’on s’installe. Il est enterré dans le tombeau familial à l’entrée du cimetière. Un monument d’une prétention !
- Adeline ne parle jamais de ce décès dans son journal. Si cela avait été l’occasion de revoir Anna, elle l’aurait écrit… Ce cahier est plein de son souvenir. On a su comment s’appelait Anna, après son mariage ?
- Non. Ça aiderait ? On doit pouvoir le trouver. La cérémonie a sûrement eu lieu ici. Le fiancé allemand était en poste à Schirmeck et la famille Müller a dû vouloir faire ça en grand tralala, pour continuer à se faire bien voir des occupants et pavoiser aux yeux de la population. Tu crois, Tom, que cette Anna aurait pu parler contre eux ? Maintenant, si elle est toujours de ce monde, elle doit avoir plus de 90 ans.
- Tout cela ne nous dit pas si notre pauvre Adeline a été assassinée, et par qui !
- En cherchant ce qui la motivait ces derniers jours, on trouvera peut-être ceux qui n’avaient pas intérêt à ce que cela s’ébruite.
- En raflant tous ses papiers, ils ont dû rafler aussi la preuve qu’elle disait détenir.
- Ach ! Hélène ! Tom ! Arrêtez un peu ! Vous ne croyez pas que la preuve était surtout dans la tête de notre pauvre amie ? Qu’elle a fini par se décourager, jeter ses documents, et mettre fin à ses jours à cause de ça ou d’autre chose : trop de souvenirs difficiles, marre de la vie. C’est d’ailleurs scandaleux qu’on ne puisse en finir quand on le décide, avec des moyens moins cruels.
- C’est vrai, tu te rappelles, Mireille ? Elle nous disait que sa petite-fille s’occupait d’une association qui milite pour le droit à mourir dans la dignité et veut légaliser l’euthanasie volontaire. Elle y avait elle-même adhéré. Ça signifie qu’elle n’avait rien contre le principe du suicide… Elle l’aura fait brutalement faute de mieux.
Dans le journal local du lendemain, un gros titre annonce le résultat de l’autopsie pratiquée sur la vieille dame : elle a été étranglée avant d’être suspendue à la poutre. Lors du constat effectué sur place par le médecin des pompiers, le fait que la même corde ait été utilisée avait permis de confondre les traces de strangulation avant et après la mort et de laisser penser, dans un premier temps, au suicide.
L’enterrement
Tandis qu’Hélène et Mireille entrent dans l’église, Tom s’approche du petit groupe de mécréants qui, la mine basse, attend à l’extérieur en parlant à mi-voix. Il est question d’une machine à laver et d’un camion blanc qui sonnent bizarrement dans la conversation funèbre. Tom se hasarde.
- Vous y croyez, vous, qu’Adeline aurait été assassinée ? Qui aurait pu faire ça ? Pourquoi ?
- Vous êtes un parent ? demande un vieil homme.
- Monsieur est un ami des deux libraires.… Dans quelle triste circonstance on se retrouve ! Vous la connaissiez ?
C’est le boucher, qui lui tend une main chaudement gantée. Tom ne l’avait pas reconnu sous une large chapka et sans son tablier. Ils s’écartent légèrement du groupe.
- Pas fana non plus des salamalecs religieux, je vois, glisse le gros homme dans un demi sourire.
- Non, j’ai laissé entrer mes amies au chaud, je les rejoindrai pour aller au cimetière.
- Moi idem. Ach ! Pauvre femme. Ça ne peut quand même pas être le crime d’un simple voleur, tout le monde savait qu’elle vivait chichement. Elle avait toujours des espérances sur l’ancien domaine de ses parents ; ici, ça faisait partie de la légende, on ne savait même plus ce qui s’était vraiment passé pendant la guerre, ni dans quelle mesure elle avait encore toute sa tête.
- Les personnes qui attendent là semblaient parler d’une histoire de camion et de machine à laver, ça aurait un rapport ?
- Oui, à la boucherie, des clients racontent que la veille du jour où on l’a retrouvée, des passants ont entrevu un camion livrer un carton volumineux. Ils ont aperçu dessus une photo de machine à laver, et d’autres ont remarqué deux hommes remonter une charge dans le fourgon. On ne sait pas si c’était le même carton ni combien de temps après, parce que ce n’étaient pas les mêmes badauds : avec ce froid, personne ne s’était éternisé. Les uns et les autres avaient pensé que la machine avait dû tomber en panne, qu’Adeline en avait commandé une autre et que les livreurs avaient remporté l’ancienne. Certains avaient quand même constaté que le camion ne portait aucune marque des magasins où on se fournit habituellement dans le coin.
- La gendarmerie est au courant de ça ?
- Pas sur le coup, tant qu’on croyait que c’était un suicide, mais après l’article d’hier, plusieurs témoins sont allés expliquer ce qu’ils avaient vu. Les gendarmes sont sans doute retournés chercher si une machine à laver neuve ou un autre équipement de ce volume avait été installé, et ils ont dû aussi interroger l’aide-ménagère qui aurait certainement été au courant. Cette petite, elle n’y allait que le matin pour faire le ménage et préparer le repas. Adeline était donc seule à l’heure de la soi-disant livraison.
- Les passants pourraient peut-être reconnaître les livreurs, non ?
- C’était vers dix-sept heures, il faisait déjà noir et ils se rappellent qu’ils portaient des bonnets enfoncés jusqu’aux yeux, ça s’expliquait avec la neige. Personne n’a eu l’idée, bien sûr, de relever le numéro de la camionnette, pas même la marque : un fourgon blanc banal sans enseigne, qu’ils répètent tous.
La foule sort en silence derrière le cercueil couvert de gerbes blanches et rouges et se répartit dans les voitures garées à proximité. Tom rejoint Mireille et Hélène dans leur Clio qui s’insère dans la longue file montant jusqu’au cimetière. Après avoir jeté une fleur dans la tombe, Tom tente d’identifier les proches qui entourent l’excavation.
- La petite-fille avocate, Chloé, c’est celle qui a des lunettes et un manteau de fourrure à capuche, lui glisse Hélène. Nous, on va repartir, Mireille est fatiguée et on n’a pas le courage d’attendre dans le froid que la famille soit libérée des condoléances. De toute façon, on ne connaît personne, Chloé est juste venue deux ou trois fois à la librairie acheter un livre pour offrir à sa grand-mère. On te laisse lui remettre le vieux cahier et nos condoléances.
- Oui, ne vous inquiétez pas, je redescendrai à pieds, et je vous retrouverai à l’appartement.
Amis et connaissances sont maintenant partis, les employés du cimetière ont poussé la terre à l’aide d’une pelle mécanique et s’affairent à remettre les fleurs sur le monticule, aidés par la femme au manteau de fourrure et deux jeunes gens en anorak sombre. Tom les attend sur le parking.
- Excusez-moi, je crois que vous êtes la petite-fille d’Adeline. Je suis l’une de ses récentes connaissances, j’ai quelque chose à vous remettre.
Les deux hommes montent dans une grosse cylindrée grise aux vitres embuées.
- Qu’est-ce que c’est ? interroge la femme en tendant une main gantée de noir vers le paquet entouré d’une feuille de plastique.
- Le journal de votre grand-mère. Elle l’avait prêté à l’une de mes amies. Je me suis permis de le lire aussi. Peut-être y a-t-il des pistes pour expliquer l’horreur de ce qui est arrivé.
- Ce cahier était déjà plein d’horreurs. Je le connais. Elle me l’avait fait lire il y a longtemps. Je suis soulagée qu’il n’ait pas été perdu. Merci beaucoup.
- Elle avait eu le temps de me parler d’un livre qu’elle était en train d’écrire…
- Oui, elle en parlait malheureusement trop.
- Vous pensez que ça peut être lié à ce meurtre ? J’ai constaté après son décès que les documents empilés sur son bureau la veille n’y étaient plus.
- Vous étiez chez elle la veille ?
- Oui, elle avait voulu que je vienne regarder les livres qu’elle souhaitait que j’emporte : je suis…
- Ecoutez, il fait trop froid pour qu’on parle sur ce parking, et le reste de la famille doit attendre en bas. Il faut tout de même qu’on se revoit rapidement. Vous habitez Schirmeck ?
- Dans un camping-car de l’autre côté du pont.
- Un camping-car !
- Oui, avec une référence plus rassurante : les amies que je suis venu aider à déménager à la librairie Bouquins-Bouquine peuvent témoigner en ma faveur…
- Ah !
La jeune femme sourit, l’air soulagée ; elle ouvre le sac à main qu’elle porte en bandoulière et en sort une carte de visite sur laquelle un numéro a été rajouté à la main. - Tenez, appelez-moi ce soir ou demain. Je vais rester quelques jours à l’hôtel de la Rubanerie, c’est à La Broque.
- Oui, je connais. Je vous appellerai sans faute. Et toutes mes condoléances. J’ai peu connu votre grand-mère, mais je la trouvais charmante.
La petite-fille
La patronne de l’hôtel l’accueille comme un vieux client. « Que peut-elle penser de moi, qui viens retrouver une seconde femme attrayante quelques jours après la première » se demande Tom, avec une ironie mêlée de gêne.
La petite-fille d’Adeline qui l’attend au salon, grande blonde d’une quarantaine d’années, est d’un abord assez froid. Peut-être toujours sous le choc du décès de sa grand-mère.
- Chloé, dit-elle en lui tendant une main un peu sèche. Merci d’être venu, on est plus tranquilles ici pour parler que dans une winstub du centre.
- Ou dans mon camion frigorifique, ajoute Tom pour tenter de détendre l’atmosphère.
La jeune femme ne relève pas la note d’humour et se rassied face au canapé où elle lui a fait signe de prendre place. Comme en équilibre au bord de son fauteuil, elle se penche vers lui pour parler à voix basse.
- Vous m’avez dit que vous connaissiez depuis peu ma grand-mère ; pourquoi voulait-elle vous donner ses livres ?
- Parce que je suis colporteur de bouquins, prêts, dons, échanges gratuits. Mon fourgon s’appelle Livres en liberté, le nom lui avait plu. Et je suis un ami de Mireille et Hélène de la librairie, qu’elle connaissait bien.
- Elle me parlait souvent d’elles, en effet. Elle aurait voulu leur donner ses livres, car elle savait que dans la famille on n’avait pas trop la place… ni, il faut le reconnaître, l’intérêt. Elles devaient bientôt fermer leur boutique, n’est-ce pas ?
- Oui, c’est fait depuis samedi. Je suis venu les voir aussi pour cela, sinon j’habite dans le Midi.
Chloé ignore l’accent exagéré, trop chantant, qu’il a pris pour terminer sa phrase. Elle plisse le front et derrière ses lunettes d’écaille son regard gris se fait plus sombre en le fixant. La voix est professionnelle.
- Vous connaissiez son parcours ?
- Seulement ce que j’ai lu dans son cahier. Et une sorte de vengeance qu’elle semblait vouloir poursuivre à travers un livre auquel elle travaillait jusqu’à ses derniers jours. Elle en avait parlé à la librairie.
- Non, pas une vengeance, une restitution de la vérité et de ses droits.
- Excusez-moi. Je ne connais pas le fond de l’affaire.
- Ce qui m’intéresse surtout, c’est de savoir ce que vous avez pensé le dernier jour où vous avez rendu visite à ma grand-mère… parce que vous êtes sans doute le dernier à l’avoir vue vivante, en dehors des meurtriers.
Elle frissonne, se renfonce dans son fauteuil en resserrant autour d’elle un épais gilet de laine rose. Sa phrase a fini en trémolos. Tom se penche à son tour vers elle pour parler doucement.
- En voyant tous ces documents accumulés sur son bureau, j’ai voulu revenir sur le projet d’écriture qu’elle avait évoqué devant moi, mais elle n’a pas répondu… Ou plutôt si, mais indirectement ! Je me souviens maintenant : j’avais remarqué qu’elle écrivait à la main, et elle m’a alors dit que ça sortait trop brûlant de ses tripes pour le livrer à une machine, même sa vieille Remington. Elle m’avait dit aussi qu’après avoir fini ses recherches sur internet, elle vous avait donné son ordinateur car elle n’en avait plus besoin.
- Oui… vous avez raison ! Je ne m’en souvenais plus ; c’est moi qui l’ai récupéré. C’est un ancien modèle dont je ne me sers pas, sauf que… Vous vous y connaissez en ordinateurs ?
- Pas du tout, je me contente de tapoter. Mais peut-être y a-t-il moyen de retrouver quelles recherches elle avait faites.
Chloé opine, pensive, puis secoue la tête comme pour se réveiller. Retour de la voix professionnelle
- Ce jour-là, elle vous paraissait inquiète, abattue ?
- Non, super-active, telle que je l’avais vue à la librairie. Mes amies m'avaient alors dit qu'elle était une battante. Peut-être même légèrement fébrile. Comme pressée de poursuivre ce qu’elle avait entrepris. C’est pour cela que je ne pouvais croire qu’elle ait tout lâché du jour au lendemain. Je ne sais pas si vous êtes au courant : un gendarme m’a fait entrer dans la maison avec l'une des libraires, juste après le drame, pour nous demander si nous constations un changement quelconque. J’ai été vivement surpris de voir le bureau vide de tout dossier.
- Oui, c’est la principale piste de l’enquête.
- Les gens parlent d’un camion de livraison…
- On peut penser que les meurtriers se sont fait ouvrir la porte sous un prétexte quelconque, peut-être une erreur d’adresse ou une vérification, et après l’avoir tuée, ils auraient joué ce simulacre de livraison pour les passants. Aucun nouvel équipement n’a été constaté chez elle, et aucun des magasins contactés dans toute la région n’a envoyé de livreurs ou de dépanneurs à Schirmeck ce jour-là.
- Ils auraient donc pu remporter les dossiers dans le carton, en lieu et place de la soi-disant machine à laver défectueuse.
- Sans doute. Quelle quantité de papiers avez-vous vue sur le bureau ? Quand je suis passée chez elle le mois dernier, il n'y avait que quelques dossiers de couleurs différentes, bien alignés ; par contre, au téléphone, elle m’avait dit en riant qu’elle était noyée sous les documents.
- Je dirais cinq ou six piles, leur hauteur allant de dix à vingt centimètres, peut-être trente ou quarante, les plus hautes un peu écroulées sur les autres. Certaines chemises étaient ouvertes, on apercevait des coupures de journaux et ce qui pouvait être des copies de registres ou de pages de sites internet. Et une dizaine de feuillets manuscrits en vrac près du sous-main.
Les yeux gris débordent de larmes au fur et à mesure de la description de Tom.
- Excusez-moi. C’est tellement bouleversant de l’imaginer là, derrière son bureau, à compulser cette histoire qui l’a hantée toute sa vie… et qui l’a peut-être rattrapée.
Toute trace de froideur a maintenant disparu : une petite-fille qui pleure sa grand-mère.
- Je suis vraiment désolé pour elle, pour vous… J’espère qu’on retrouvera ceux qui ont fait ça… Les mêmes que ceux qui ont pourri sa vie et celle de sa famille, vous croyez ?
- Beaucoup de temps est passé depuis. La plupart des témoins ou acteurs sont morts… C’est difficile.
- Elle disait pourtant qu’elle avait maintenant une preuve. Depuis peu apparemment. Est-ce cela que recherchaient les meurtriers ? Et qu’ils auraient pu emporter ?
- Je ne sais pas.
Le visage de la jeune femme s’est à nouveau fermé, le ton est sec, elle passe un doigt furtif entre ses yeux et ses lunettes. Dos redressé, elle reprend position à l’extrémité du fauteuil, prête à se lever. La voix redevient distante.
- Je vous suis vraiment très reconnaissante de m’avoir dit ce que vous saviez, et pour m’avoir donné son journal. Nous nous tiendrons au courant, n’est-ce pas ? J’ai noté votre numéro. Et vous, n’hésitez pas à m’appeler si quoi que ce soit vous revient ou si vous entendez parler de quelque chose à Schirmeck. Je travaille avec les enquêteurs.
Hanna von Brand
En reprenant son vélo, Tom se dit qu’il aurait dû parler de l’ancienne amie d’Adeline, cette Anna Müller qui lui avait peut-être évité le pire à l’époque et aurait pu lui fournir sur le tard la preuve dont elle parlait. Chloé savait peut-être si elle était encore en vie, et où la trouver. Mais la jeune femme avait semblé se refermer dès qu’il avait commencé à parler de preuves ; il n’avait osé poursuivre.
Dans son propre carnet où il note ses impressions de déambulations, de lectures et autres réflexions, Tom a relevé les dates et les principaux évènements qui figuraient sur le cahier d’Adeline. Anna avait dû se marier avec son Allemand entre septembre 1942 où Adeline était encore cachée chez Lucien (il lui avait seulement dit qu’elle « fréquentait » ) et la Libération où on avait perdu sa trace. A condition que l’acte ait été établi ici, cela ne faisait guère que deux ou trois années d’état civil à éplucher. Des années qui défileraient plus vite sous ses yeux que dans la vie des victimes de l’époque.
Elles défilent en effet d’autant plus rapidement dans les pages du registre de la mairie que peu de couples semblent avoir eu le cœur ou la possibilité de se marier à Schirmeck pendant cette période difficile. Des noms à consonance allemande pour la plupart, mais Tom distingue mal les patronymes allemands des patronymes alsaciens et il sait par Emilie qu’à l’époque, les Allemands avaient germanisé tous les prénoms et noms à consonances françaises. Il tente de déchiffrer chaque acte rédigé en allemand pour y chercher le nom de Müller, sans doute inchangé. Il finit par trouver une Hanna Müller, accompagnée du nom de ses parents Albrecht Müller et Agatha Fischer, tous trois nés à Schirmeck et y résidant à la date du mariage, s’il traduit bien. La page de registre porte la date Dezember 1943. Le nouvel époux est typiquement allemand : Werner von Brand, né à Baden-Baden dans le Würtemberg, officier de la Wehrmacht. Ce qui lui semble être des dates de naissance concordent : d’après le cahier d’Adeline, son amie Anna devait avoir moins de dix-huit ans à l’époque, exactement dix-sept sur l’acte, et le registre donne vingt-cinq ans pour le fiancé. Les noms des deux témoins comportent aussi la particule « von » qui laisse peu de doutes sur leurs origines. Anna était soigneusement encadrée.
Tom a photographié la page du registre, et soigneusement noté le nouveau nom d’Anna, les noms de ses beaux-parents et la ville où son mari est né. Peut-être y seront-ils retournés à la Libération. Il a également relevé deux mots incompréhensibles pour lui : Händler accolé au nom du père de l’épouse et Winzer accolé à celui du père de l’époux. En passant par le bureau de la secrétaire qui lui avait apporté le registre des archives, il lui signale qu’il a terminé et, à tout hasard, lui demande si elle connaît l’allemand. « Oui », répond-elle, comme une évidence, tendant aimablement la main vers le carnet qu’il lui ouvre. « Marchand pour von Brand, et vigneron pour Müller » dit-elle sans hésiter. Il remercie et sort de la mairie persuadé d’avoir trouvé des informations importantes. Von Brand et Baden-Baden… peut-être un début de piste.
L’annuaire de Strasbourg auquel il accède sur son ordinateur n’indique, comme il le craignait, aucun von Brand. L’annuaire allemand de Baden-Baden lui en donne plusieurs, mais aucune Anna, ni Hanna, ni Werner qui, de toute façon, serait bien plus âgé encore. Il élargit la recherche à l’ensemble du Bade-Würtemberg, puis à toute l’Allemagne. Quelques von Brand supplémentaires ici et là, mais pas Hanna. Décédée ? Vivant chez ses enfants ? En maison de retraite ? En France ? En Allemagne ? Les bras lui en tombent. Alors, procéder à tâtons, comme il lui est déjà arrivé de le faire dans d’autres circonstances. Appeler chacun des von Brand dont il a le numéro, en commençant par le berceau familial, Baden-Baden, qui en compte encore une douzaine. Avec, qui plus est, un écueil de taille : sa méconnaissance de l’allemand. Pas plus de quelques mots appris dans la méthode Assimil, un été où il était tombé amoureux d’une touriste allemande. Mireille, élevée dans le Sud, n’a pas dû l’apprendre non plus. Si Hélène, née en Alsace, l’a étudié dans ses jeunes années, ses souvenirs, lui avait-elle déjà dit, sont restés scolaires. Et l'alsacien qu'elle pratique encore risque de ne pas suffire pour dialoguer correctement avec des germanophones. Alors… Emilie ?
Injoignable dans la journée, elle le rappelle le soir, prend chaleureusement de ses nouvelles et de celles de l’enquête, pense que c’est une bonne idée de rechercher Anna ou au moins ses enfants, mais ne semble pouvoir être d’un grand secours.
- Je me débrouille un peu, j’ai fait allemand première langue à l’école et j’ai continué à la fac sans beaucoup de zèle. Je peux à peu près le lire, moins bien l’écrire, encore plus mal le parler et pas toujours bien le comprendre, surtout si je dois m’adresser au téléphone à des inconnus. Pour une mission épineuse, qui plus est. Mais la petite-fille d’Adeline ? Avocate, elle a sans doute fait ses études à Strasbourg et y exerçant, c’est impossible qu’elle ne parle pas allemand.
- Quand je lui ai parlé des dernières preuves qu’Adeline disait détenir, elle s’est raidie et a changé de conversation. Je me demande pourquoi elle se méfie. Bien sûr, je pourrais tout de même lui suggérer de suivre la piste déjà amorcée avec Hanna von Brand, et me dire qu’après tout je m’en fiche, mais…
- Mais l’histoire d’Adeline t’a touché, tu veux que justice lui soit rendue, tout comme moi, et en plus, d’après ce que tu m’as dit, tu te fais une spécialité de démêler personnellement les intrigues policières.
- Une spécialité, non, tu exagères. Il se trouve seulement que de temps en temps, dans mes déplacements, je tombe sur des affaires que j’ai envie d’éclaircir, en effet.
- Là, tu es arrêté par la frontière. Tu n’es pas allé plus loin que « Ich liebe dich » dans ta méthode d’allemand pour les Nuls, et le petit Sudiste que tu es ne connaît personne qui parle suffisamment la langue de Goethe. Moi, j’ai au moins des relations… Hansel ! Lui, il est parfaitement bilingue, même tri ou quadri avec l’alsacien et l’anglais. Véritable Européen ! Je te donne son numéro. Quand je suis allé à Strasbourg je lui ai parlé de toi et je lui ai raconté au téléphone le cahier et le décès d’Adeline. Propose-lui de le rencontrer ; tu en as pour à peine plus d’une demie-heure de train et dix minutes de tram. Ça va sûrement l’intéresser de t’aider. Il pourra appeler devant toi, ce sera plus facile de lui expliquer de vive voix et il sera content d’avoir ta visite.
Hansel
Ce n’est plus dans le logement de la place Saint-Etienne, dont il avait lu la description dans le livre d’Emilie, que Tom rencontre Hansel, mais dans une résidence-service située légèrement à l’extérieur de la ville, au bord du Rhin, près de la frontière. Il lui apparaît aussi guilleret qu’il se l’imaginait, malgré la canne sur laquelle il semble soulager une jambe. Emilie disait qu’après une période de dépression qui l’avait fait décrocher de tout et de tout le monde, il avait réussi à remonter la pente. Par contre, il ne se sentait plus capable de monter régulièrement l’escalier en colimaçon de son appartement. Le nouveau type d’hébergement qu’il a choisi semble pour lui un moindre mal : indépendant dans une résidence sécurisée et confortable, qui est même dotée d’une piscine en sous-sol, dont il fait régulièrement usage. Il regrette pourtant d'être entouré de vieux et surtout de n’avoir pu cuisiner à Tom le baeckeoffe dont lui avait parlé Emilie : la hotte d’aspiration de la cuisine n’est guère efficace et les odeurs, même appétissantes, qui risquent de parfumer tout le couloir peuvent déplaire aux autres résidents. Tom avait de toute façon insisté pour ne venir que dans le courant de l’après-midi. Le temps, avait-il argumenté, de prendre le train depuis Schirmeck, s’orienter dans Strasbourg et trouver le bon tramway. Il était tout de même attendu près d’une table couverte de pâtisseries alsaciennes et avait dû goûter à plusieurs variétés de pain d’épice, avant le vin chaud qui finissait de cuire doucement en dégageant un subtil fumet.
Ils ont d’abord parlé d’Emilie pour qui Hansel semble nourrir une affection à la mesure de celle que la jeune femme lui porte, puis des livres, terrain d’entente aussi passionnant pour l’un que pour l’autre. Hansel veut absolument que Tom revienne avec son camion avant de prendre la route du retour. Il ne lui suffit pas de voir la photo sur l’écran du téléphone : « iI faut que j’admire ça de mes yeux, et je vais vous préparer une sélection d’ouvrages ; vous n’allez pas les emporter maintenant dans le train ».
Tom fait valoir les quantités sorties de chez Bouquins-Bouquine, prêtes à être mises en rayon dans le fourgon, et qui s’ajoutent à celles expédiées par le train. Il se rappelle tout de même qu’il n’aura plus les livres de la pauvre Adeline, dont il avait tenu compte dans ses choix. Il accepte alors le chargement séduisant dont Hansel commence à lui donner les détails. Des livres sur la région, quantité de romans d’aventure, certains récents qu’il ne connaît pas, de polars et de bonnes vieilles science-fictions qu’il aime et qui trouvent toujours facilement preneurs dans les villages où il ouvre boutique.
Les titres et les auteurs fusent de part et d’autre, les appréciations, les recherches de certains passages dans les ouvrages tirés des étagères qui tapissent les murs de la petite pièce et qui viennent s’empiler par terre au fur et à mesure… Tom n’ose interrompre ces échanges pour présenter sa requête, quand Hansel surprend un coup d’œil furtif sur la pendule.
- Yeuh ! Je cause, je cause, je ne vois pas l’heure tourner. Désolé. Hier, au téléphone, vous me parliez d’un service que vous vouliez me demander. Vous savez, dans ma cage dorée, je ne peux plus rendre service à grand monde, mais dites toujours.
- Ce serait pour téléphoner en allemand.
- Eh bien ça, ce sera avec un grand plaisir. Hop là, composez le numéro et passez-le-moi dès que ça décroche. Dites-moi seulement ce que je devrai dire.
- Le problème, c’est qu’il y a toute une liste de numéros et qu’il faudra peut-être tous les faire jusqu’à ce qu’on trouve une Hanna von Brand, une Française comme son nom ne l’indique pas, qui pourrait avoir dans les 90 ans. Son mari s’appelait Werner mais il serait à peu près centenaire. Si elle est décédée aussi, il faudrait essayer de joindre un de ses enfants… ou même petits-enfants à défaut, on ne sait jamais.
- Pas de problème. Hop là ! On attaque ! Je suppose que c’est lié à ce que m’a raconté Emilie sur cette pauvre femme, Adeline je crois, qu’on a retrouvée pendue, et avant ça, cette histoire de spoliation et son envoi au Struthof ! Les drames de l’annexion n’en finiront donc jamais !
- Anna Müller était la meilleure amie d’Adeline avant la guerre. Sa famille s’est ensuite compromise avec les occupants et a dû l’obliger à épouser un officier allemand, von Brand, d’après ce que j’ai trouvé hier dans les archives de l’état-civil. On suppose qu’elle est partie avec lui et leur enfant, peu avant la Libération. Si elle est encore en vie, il faudrait savoir si elle a revu Adeline récemment et lui a apporté certaines preuves qui ont peut-être causé la mort de la pauvre femme.
- Bon, mais je ne vais pas déballer tout ça au téléphone. On va déjà essayer de retrouver Anna, vous aviserez ensuite avec elle.
- Parle-t-elle encore français ? Et son ou ses enfants sans doute encore moins.
- Hop là ! Faites vite le premier numéro, votre liste est longue et en Allemagne, on mange de bonne heure.
Le premier numéro sonne plusieurs fois avant de déclencher un répondeur auquel Hansel ne laisse pas de message. « On réessaiera plus tard si on ne trouve rien d’autre » dit-il pendant que Tom compose le second numéro de sa liste, une femme nommée Waltraud, sans doute un certain âge, suppose Hansel qui confirme d’un signe de tête dès les premiers mots. Tom guette la moindre réaction de son visage. D’abord souriant comme si son interlocutrice était en face de lui, puis concentré en expliquant sa requête et attentif en écoutant la réponse tout en hochant la tête. Il émet quelques « ach » gutturaux, quelques « ya », un « danke schön ». Puis, large geste du bras et de la main en direction de Tom, comme s’il écrivait dans le vide. Crayon et papier aussitôt saisis, il note un nom et un numéro, puis un second et enfin un troisième, avant de se confondre en danke schön, danke sehr et viele danke plusieurs fois répétés, courbettes à l’appui. Trop intrigué pour en rire, Tom se penche avec attention pour écouter le compte-rendu.
- Cette femme, d’un certain âge en effet, ne connaît pas de Hanna, et pas de Werner non plus. Von Brand est le nom de son mari maintenant décédé, et elle ne s’est pas intéressée à l’histoire familiale. Elle sait par contre que les dernières générations ont fait sauter leur particule, que son mari a beaucoup de cousins à Baden-Baden, berceau de sa famille, et que l’une de ses cousines est férue de généalogie. Elle m’a donné son numéro et aussi le numéro de l’oncle le plus âgé et d’une tante. On les a peut-être déjà sur notre liste, passe-la moi.
Dans l’effervescence du moment, Hansel est passé au tutoiement. Il saisit le carnet et suit les lignes du doigt.
- Oui, on avait Friederike, Gudrund mais pas Theodor. Hop là, appelons la première, la généalogiste.
Nouveau sourire de circonstance accompagnant les préliminaires, sans doute simplifiés par la référence à la cousine précédente. Ach ! Ach ! Hansel semble tout de même contrarié ; il énumère ensuite des chiffres, sans doute son propre numéro de téléphone et hoche la tête en direction de Tom, tout en réitérant ses danke schön.
- Bon, alors, elle a arrêté ses recherches généalogiques il y a plusieurs années mais elle a encore tous les documents. Il faut qu’elle fouille et elle n’a pas souvenir qu’un membre de la famille ait pris une Française pour épouse. Elle a promis de me rappeler même si c’est pour me dire qu’elle n’a rien trouvé… Crois-tu que ça vaille la peine d’attendre sa réponse on ne sait pas quand, ou est-ce qu’on continue à sonder les cœurs et les âmes ?
- Non, attendons. Cela ne vous dérangera pas d’être rappelé et de m’appeler ensuite ? Je suis désolé…
- Ah non, arrête les excuses. Moi, je suis ravi de participer, si je peux être un peu utile. Je n’ai pas tant de distractions. Je ne devrais pas dire ça… la pauvre femme… les pauvres femmes, je devrais dire, car cette Anna a aussi dû avoir une drôle de vie. Des femmes à peu près de mon âge…
- J’ai lu votre histoire dans le livre d’Emilie.
- Ce n’était la mienne que grosso-modo, notre chère Emilie a beaucoup romancé. Ce qui est vrai, c’est que j’ai vécu douloureusement l’annexion comme elle le raconte, et j’en garde toujours la haine anti-nazie, mais pas anti-allemande, attention. Hop-là mon jeune ami, je ne sais jusqu’à quelle heure tu as des trains pour rentrer à Schirmeck et je ne peux malheureusement pas t’héberger ici, comme j’aurais pu le faire avant. Alors, je ne vais pas te retarder plus encore avec mes histoires. Dès que j’ai du nouveau, je t’appelle. Et non, ne me remercie pas, c’est moi qui te remercie pour ta visite et pour me montrer que je peux encore servir à quelque chose. Je compte sur toi pour arrêter ton camion ici avant de repartir dans le Midi, hein, promis ?
De l’autre côté
Triste dimanche. La pluie a remplacé la neige et tombe sans discontinuer depuis le matin. Sous son parapluie multicolore, Tom est tout de même allé chercher du pain et le journal qu’il parcourt d’un œil distrait. Mireille et Hélène sont parties pour la journée faire une tournée d’adieu à leurs amis de la région. La librairie vide est maintenant sinistre et elles doivent partir jeudi. Que fait-il encore ici ? Il ne reste plus qu’une quinzaine de jours avant Noël et il a promis de les passer avec sa tante et son oncle de Marseille. Il a le temps, mais il avait envisagé de descendre doucement vers le Midi en profitant des régions traversées et en commençant à disséminer son nouveau stock. Le décès tragique d’Adeline a bousculé ses plans et il n’ose plus repartir avant de savoir si la piste Anna peut aboutir.
Le vrombissement de son téléphone sur fond de pluie battante, allait donner raison à ses atermoiements.
- Allo, Tom ? C’est Hansel. J’ai essayé de t’appeler tout à l’heure, et comme tu ne m’as pas rappelé, j’ai peut-être brûlé les étapes, mais il valait mieux tenter de joindre les gens chez eux un dimanche comme ça, en fin de matinée ; plus tard, ils risquaient…
- Ah désolé, je suis allé faire deux courses, je ne pense pas toujours à emporter mon téléphone et n’ai pas regardé en revenant. Du nouveau ?
- Tu as rendez-vous mardi avec Anna !
- Quoi ? Quand même pas si vite ! Vous l’avez retrouvée ? Racontez-moi.
La voix pleine d’excitation, Hansel détaille l’appel de la cousine généalogiste dans le courant de la matinée.
- Figure-toi qu’elle avait fait entrer ce couple dans l’arbre de sa famille sans voir qu’Anna était française ! Elle avait bien noté Werner von Brand né à Baden-Baden et marié à Hanna Müller née à Schirmeck, lieu également de leur mariage et de la naissance de leur premier enfant, mais les actes auxquels elle s’était fiée indiquaient Schirmeck dans le Land de Bade, en Allemagne. Ce rattachement datait de la période de l’annexion, pendant laquelle ils s’étaient mariés et avaient eu un enfant.
- Et Anna, elle est toujours en vie ?
- Notre contact allemand… comme on dit dans les romans d’espionnage, ne le savait pas. Cette dame n’avait pas noté de date de décès, mais il y a trois ans qu’elle a arrêté de tenir l’arbre généalogique à jour et Werner n’était qu’un petit cousin de son père, elle n’a jamais connu le couple.
- Avait-elle noté le prénom de l’enfant ?
- Oui, des enfants : ils en ont eu deux. Le fils, né à Schirmeck en 1944 s’appelle Sigmund et la fille née en 1946 s’appelle… Adeline, et elle est née à Baden-Baden. C’est donc bien là qu’ils se sont installés après la Libération… la libération de la France, s’entend, parce que Baden-Baden a été occupée à son tour… par les troupes françaises, au titre des accords d’armistice de 45.
Tom craint que Hansel ne s’envole dans des explications historiques qui peuvent attendre. Il l’interrompt.
- Et Anna ?
- Minute mon jeune ami, il faut que tu saisisses bien l’importance de tout ça : on pouvait comprendre qu’en appelant sa fille Adeline, un prénom pas vraiment courant en Allemagne, même à Baden-Baden, Anna ne voulait pas rompre complètement avec son passé et que même si on ne retrouvait pas cette Anna elle-même, la jeune Adeline (enfin, plus si jeune que ça quand même…) pouvait nous être utile.
- Je regarde la liste des numéros de téléphone, il n’y a pas d’Adeline, le prénom nous aurait d’ailleurs sauté aux yeux.
- Les Allemands sont sans doute aussi machos, comme dirait Emilie, que les Français. Tu connais beaucoup de couples d’un certain âge dont le téléphone est au nom de la femme ? Le patronyme de son époux est Herman Wolf, l’annuaire m’a apporté le numéro sur un plateau, alors drrrin… drrrin… et le mari m’a passé sa femme.
- Vous l’avez déjà eue ! Et Anna, vous l’avez eue aussi ?
- Non, sa fille voulait lui en parler elle-même, mais comme elle habite chez eux, ça a été vite fait, elle m’a rappelée un quart d’heure plus tard.
- Anna ?
- Non, la fille. Et cerise sur ton gâteau (une moelleuse forêt noire, par exemple, ça s’impose), elles parlent toutes les deux un français admirable. Tu vas pouvoir te passer de mes services.
- Mais vous lui avez dit quoi ? Elle a dit quoi ?
- Je lui ai expliqué, comme on en était convenu, que je servais d’intermédiaire à l’un de mes amis qui avait connu une Adeline, amie d'enfance de sa mère à Schirmeck, qui venait de décéder, et qu’il aimerait parler de cette femme. Elle est immédiatement passée au français, en disant qu’elle connaissait notre Adeline, qu’elle avait appris à parler avec sa mère et avait été secrétaire bilingue à la station thermale très cosmopolite de Baden-Baden. Peut-être aussi l’ont-elles pratiqué pendant l’occupation française de cette zone. J’ai surtout relevé qu'elle continuait à parler quotidiennement français avec Anna. Je n’avais donc pas besoin de demander si sa mère était encore en vie.
- Et alors, elle avait l’air intéressée ?
- Tu parles ! Elle m’a appris qu’elle avait rencontré notre Adeline à Schirmeck le jour de l’enterrement de son oncle, le Ludwig. Elle a tout de suite demandé les circonstances de la mort de la vieille dame, avec beaucoup d’inquiétude dans la voix. On n’avait pas prévu de donner de détails. J’ai répondu que je ne savais pas, que tu lui en dirais plus si vous pouviez parler directement, mais elle a dû entendre ma gêne.
- Elle en a parlé à sa mère ?
- Je ne sais pas. Quand elle m’a rappelé, elle a juste proposé que si tu étais dans la région, tu viennes les voir quand tu voulais. Pour ne pas t’obliger à refaire le numéro en risquant de tomber sur le mari qui, lui, ne parle peut-être pas français, j’ai pris sous mon bonnet de suggérer mardi après-midi. Je suppose que tu es libre. Cela te laisse une journée pour potasser le plan de Baden-Baden et apprendre quelques mots autres que « ich liebe dich » dont tu ne devrais pas avoir besoin dans ces circonstances.
- Ah ! Emilie a cafté !
- Mon pauvre ami, on a le droit d’être amoureux d’une Allemande, je l’ai été bien avant toi, et dans de pires circonstances.
Tom n’écoute plus les bavardages de Hansel. Perplexe, il essaie de s’imaginer la situation qui va maintenant être la sienne. D’abord le trajet… Il ne situe même pas la ville de Baden-Baden. Comme si son correspondant percevait ses craintes, il le rassure
- Du calme ! Ce n’est qu’à une heure d’autoroute de Strasbourg, si tu veux y aller dans ton camion-hôtel. J’ai vu sur le plan de la ville que leur Mozartstrasse est facile à trouver, c’est une grande avenue qui prolonge la rue de l’Europe par laquelle tu arriveras. Et la plupart des gens doivent parler français.
- Si c’est aussi près de Strasbourg, vous pouvez venir avec moi.
- Non, non. Tu n’as plus besoin de traducteur, je ne connaissais pas Adeline et je ne veux pas faire la cinquième roue de la charrette. Je t’ai mis le pied à l’étrier, à toi de galoper. Tu es un grand garçon. Tu me raconteras au retour.
Après avoir raccroché, Tom sort un atlas et constate qu’en effet Baden-Baden se situe juste de l’autre côté de la frontière. Il pouvait emprunter l’autoroute allemande à la hauteur de Strasbourg après avoir traversé un pont, ou rester sur l’autoroute française jusqu’aux derniers kilomètres. Il ouvre ensuite son ordinateur pour visualiser le trajet Via Michelin précis jusqu’au 125 Mozartstrasse. Il lui restera alors à grimper au troisième étage et appuyer sur la sonnette de la porte de gauche marquée Wolf and Brand, comme l’a précisé Hansel. Le gendre s’appelle Wolf et la particule nobilaire de la famille von Brand a disparu.
Anna et Adeline
Il a tellement eu peur de se perdre en pays étranger qu’il arrive dès midi dans la petite ville. Laissant le camion dans une rue discrète proche de la première grande avenue, il poursuit à pieds vers le centre, et repère l’adresse à laquelle il ne compte pas se rendre avant quatorze ou quinze heures ; peut-être Anna fait-elle la sieste. Il profite du soleil pour flâner sur la verdoyante Lichtentalerallee tout en mangeant un hot-dog acheté dans un kiosque. Il a relevé sur quelques sites internet les points d’intérêt de cette ville cossue et ne manque donc ni le Casino qui veut imiter Versailles, ni le gracieux pavillon des thermes. Il s’assied finalement au café nommé La Belle Epoque pour commander d’un ton assuré « ein Bier bitte », un rien vexé que le garçon lui demande en français s’il la veut petite, moyenne ou grande. Il opte pour une moyenne qu’il pense correspondre à nos demis français et se demande si le jeune homme a bien compris : le bock qu’il pose devant lui doit contenir au moins un litre de liquide ambré surmonté d’une haute couronne de mousse blanche ! Sans doute va-t-il passer pour une femmelette quand il va en laisser les trois quart, tant pis, il veut garder les idées claires.
Il sort son bloc-notes pour une révision de dernière heure. D’abord parler d’Adeline-l’ancienne, rencontrée grâce à des amies communes, se dire désolé de son décès sans parler des circonstances, au cas où Adeline-la-jeune ne l’aurait pas dit à Anna devenue Hanna… Mais dans quelle galère s’était-il encore embarqué ? Si elle n’est pas au courant, comment expliquer les raisons de sa visite, comment lui demander si, en venant à Schirmeck dernièrement, elle avait apporté à son ancienne amie des preuves de l’infamie de ses parents ? Comment faire dans la dentelle sur un sujet aussi rude ! Il aurait préféré rencontrer la fille seule. S’il n’avait pas mis Hansel à contribution et si ce dernier ne l’avait pas placé devant le fait accompli, il n’aurait sans doute jamais osé poursuivre. Que de si, que de si !
Après un timide coup de sonnette, ses scrupules et tergiversations s’effacent légèrement quand la porte s’ouvre sur une robuste femme aux cheveux mi-blonds mi-gris rassemblés sur la nuque.
- Tom ! Quel plaisir de recevoir un Français ! Et un ami d’Adeline ! Vous savez que ma mère m’a appelée comme ça en souvenir d’elle… Elle vous attend avec une impatience à la mesure de ce souvenir, justement !
La forte voix fait place à un chuchotement pour ajouter « je lui ai dit qu’Adeline est morte subitement… Mais moi, je sais ». Elle l’introduit ensuite dans une vaste pièce aux meubles couverts de napperons et chargés de bibelots, dont les doubles-rideaux vert épinard s’harmonisent plus ou moins avec le canapé et les fauteuils à fleurs d’un coin salon. Aux murs, de lourds encadrements de bois montrent des vieillards sépia seuls ou en couple. Sur un pêle-mêle dressé au-dessus du buffet, des portraits en couleur de jeunes enfants rieurs et, en noir et blanc, la photo de deux adolescentes enlacées. Apparemment prise à la même époque que celle collée dans le carnet d’Adeline.
Une vieille dame un peu voutée, aux cheveux blancs tirés en épais chignon, s’approche, la main gauche appuyée sur une canne à trois pieds, la droite largement tendue vers le visiteur. Un sourire engageant, des yeux gris-bleus pétillants, une poignée de main douce et prolongée.
- Je suis Hanna. Comme c’est gentil d’être venu jusqu’à nous ! Mais ma pauvre Adeline…
Son regard se voile. Elle se laisse tomber dans l’un des fauteuils encombré de coussins au crochet, invite Tom à s’asseoir dans celui qui lui fait face, tandis que sa fille prend place sur le canapé, à l’extrémité la plus éloignée, comme si elle ne voulait pas perturber le tête-à-tête. Hanna, telle qu’elle s’est présentée en aspirant fortement le H, plonge des yeux tristes, presque suppliants, dans ceux de Tom, en hochant doucement la tête. Un instant, il craint qu’elle demande pardon, mais elle esquisse maintenant un demi sourire.
- C’était ma meilleure amie, la seule amie de toute mon enfance, de toute ma jeunesse… jusqu’à ce que sa famille, que j’aimais beaucoup aussi, l’éloigne de Schirmeck. Ils m’ont laissée seule en milieu hostile. Comme je leur en ai voulu !
Ah non, pas ça non plus ! Elle ne va pas faire tomber les reproches sur la famille d’Adeline, alors que la sienne… Tom est venu en ami, prêt à tout entendre, il ne supportera pourtant pas qu’elle… Il essaie de faire bonne figure malgré tout, avale sa salive : qui est-il pour ne pas supporter les souvenirs d’une vieille femme à la vie tellement plus difficile que la sienne, issue d’une époque qu’il n’a vraiment découverte que depuis une quinzaine de jours ! Il tente d’afficher un visage neutre et attend la suite en silence. Le silence se prolonge. S’éternise. Anna devenue Hanna continue de le fixer. Tom n’ose s’arracher à ce regard qui le transperce. Mais brusquement, ce sont les yeux mauves délavés et le petit visage en colère d’Adeline-l’ancienne qu’il revoit. Eteints pour toujours. Alors, pour elle, il se lance : « J’ai cru comprendre que ses parents n’avaient pas le choix… ils ne voulaient pas devenir… enfin… ils voulaient rester français ». Anna le regarde toujours en silence. Il hésite, ajoute pour s’excuser « Bien sûr, je n’ai pas connu ces temps-là… » Il laisse sa phrase en suspens comme une porte dans laquelle il attend que la vieille femme s’engouffre. C’est sa fille qui intervient doucement.
« Maman a beaucoup souffert elle aussi de cette époque et de la suite également. Une Française dans un pays étranger à la population dévastée, humiliée et en partie… en partie seulement, honteuse de son récent passé. A l’époque, ses parents avaient sans doute cru bien faire, ils avaient été obligés à des concessions pour leur bien à tous, pour son bien à elle… Au détriment de la famille d’Adeline, bien sûr. On le sait. Maman le sait. Elle en a toujours profondément voulu à son père, c’était lui, Albert, le premier responsable. Vous devez être au courant pour le domaine. Maman était jeune, elle n’avait pas son mot à dire. Elle a quitté sa famille le plus tôt possible.
« A la Libération ! » Comme un coup de poing, le mot a jailli de la bouche de Tom avant même qu’il ait pu le retenir, et il sent qu’il a pesé lourd dans la pièce aux tentures vertes. Il essaie de le rattraper en constatant le plus naturellement qu’il le peut « Elle a suivi son mari, votre père ». Il s’enferre, il imagine la débâcle allemande, les officiers qui s’enfuient, les dernières exactions, la cohorte de véhicules militaires qui franchissent la frontière. Il sait que les deux femmes lisent tout cela dans son regard, dans sa voix, même s’il l’a adoucie, s’il esquisse un sourire gêné en laissant retomber le silence. Il ne se demande plus ce qu’il est venu faire dans cette galère : il y est, pieds et poings liés, impossible de sauter pour regagner à la nage les rives confortables de l’oubli. L’Histoire n’est plus celle des livres, elle a pris forme humaine devant lui. Il sursaute quand Anna reprend la parole, d’une voix d’abord faible, mais qui enfle peu à peu.
- J’ai traîné leur trahison toute ma vie, même quand j’ai épousé l’Allemagne en la personne de Werner. L’Allemagne mais pas la cause allemande de l’époque ! Pas ce régime de tortionnaires que Werner et beaucoup d’autres soldats avaient également honte de servir. J’ai pleuré le départ d’Adeline et de ses parents que j’aimais beaucoup plus que les miens. Pourtant, je l’ai compris… bien sûr que je l’ai compris. Et j’ai eu peur qu’elle soit revenue se fourrer dans la gueule du loup en partie à cause de moi. On était tellement liées ! Elle a voulu retrouver Georges, bien sûr, mais moi aussi, je le sais.
La voix s’est brisée pour fouiller ce passé qui semble ne l’avoir jamais quittée.
- Le jour où ses parents sont revenus pour la chercher et se sont présentés dans la maison qu’ils croyaient encore être la leur, ils pensaient qu’ils la retrouveraient dans sa chambre de petite fille… Ils ont découvert les usurpateurs ! Cet après-midi-là, j’étais malheureusement absente… Si j’avais su… Peut-être aurais-je pu… Mais j’étais partie suivre une sorte de jeu de piste façon scouts… avec les Jeunesses hitlériennes… oui… Double honte sur moi. Pourtant, que pouvais-je y faire ? J’avais seize ans ! Tous les jeunes étaient enrôlés. Quand je suis rentrée le soir, j’ai senti comme un malaise dans l’attitude de mon père et de ma mère. Mon frère Louis, qu’on devait désormais appeler Ludwig, était alors en permission… dans son uniforme de Wafen-SS dont il était fier. Il me regardait d’un air moqueur, il me demandait si j’avais des nouvelles de mon amie communiste. Elle n’était pas plus communiste que ses parents, sauf que pour les Allemands et leurs collaborateurs, quiconque ne souscrivait pas aux thèses nazies ne pouvait être qu’un ennemi bolchevique. Louis la détestait d’autant plus qu’elle avait résisté à ses papouilles quelques années plus tôt et lui avait envoyé une gifle retentissante. Cela m’avait bien fait rire sur le coup, car en tant qu’aîné de la famille, il faisait habituellement retomber son autorité sur tout le monde. Il n’avait pas oublié. Ce jour-là, il a commencé à se venger : il a appelé ses amis de la milice, qui ont conduit les parents d’Adeline au camp de rééducation de Schirmeck. Je ne l’ai appris que plus tard, comme j’ai appris l’arrestation de mon amie avec son réseau…
Anna s’arrête, le souffle court. Elle ferme les yeux, les plisse violemment, comprimant toutes les rides de son visage. Sa fille se lève précipitamment pour lui tapoter la main, la porter à ses lèvres. Elle dit qu’il faut arrêter là, nous allons prendre une tasse de thé.
- Nein, Liebchen. J’ai besoin de reparler de tout cela, tu le sais, et pour une fois, ce n’est pas toi qui es obligée de l’entendre et réentendre. Va faire ce que tu as à faire. Ya, prépare-nous un peu de thé. Bitte schön, Maïdel. Moi, je continue avec monsieur.
Elle ajoute une autre phrase en allemand que Tom imagine se rapporter à lui ; peut-être dit-elle qu’elle veut tenter d’expliquer à ce béotien de Français du Sud qui ne comprend rien… Il tente d’alléger l’atmosphère. Surtout s’éloigner de l’horreur des camps. Il se penche en souriant vers Anna.
- Adeline disait qu’elle vous aimait et vous regrettait infiniment. Elle parlait sans cesse de vous dans son journal intime et elle y avait collé une photo vous représentant toutes les deux, à peu près la même que celle que vous avez là au mur. Jamais elle n’a donné l’impression de vous en vouloir à vous.
- Mein Gott ! Elle tenait un journal ? Depuis quand ? Je ne le savais pas.
- Elle l’a commencé aussitôt qu’elle a su qu’ils allaient partir, seulement la veille au soir, et son plus grand regret était de vous quitter, vous et Georges, sans même pouvoir vous dire adieu.
- Je m’étais toujours demandé pourquoi elle ne me l’avait pas dit ; je pensais qu’elle n’avait pas confiance en moi. Ma petite Adeline chérie, meine Liebchen !
De grosses larmes coulent maintenant sur les joues ravinées. Tom ne sait quoi faire, quoi dire. Un carillon égrène huit notes accélérées, puis quatre plus lentes. Il entend Adeline-la-jeune s’activer dans la pièce voisine. Il a hâte qu’elle revienne. Que peut-il dire à cette femme effondrée ?
- Elle a repris ce journal de bord après la Libération et elle y disait que c’était sans doute grâce à vous qu’elle avait pu survivre au camp.
- Malheureusement, je n’ai pas pu faire grand chose, et seulement à partir de la seconde année. Quelques rapines dans les réserves et dans la bourse de ma famille, et avec l’aide de Werner et l’intermédiaire des parents d’Adeline, lui faire passer un peu d’alimentation et de lainages. Mon mari n’a pas réussi à la faire sortir du Struthof. Il a seulement pu éviter qu’en 1944 elle ne figure dans le contingent envoyé à Dachau. Il savait que là-bas, ils seraient tous systématiquement exterminés. Ce sont les Américains qui l’ont libérée, avec la poignée d’internés encore sur place.
Anna s’interrompt, semble reprendre son souffle avant de replonger dans le passé.
- On n’avait connu sa situation que de longs mois après qu’elle ait été conduite au camp. Ses parents, eux, avaient été enfermés dans celui de Schirmeck, un peu moins barbare et réservé aux Alsaciens qu’il fallait rééduquer, comme on disait alors. Ils étaient accusés d’avoir déserté la patrie pendant plus d’un an ; le fait qu’ils soient revenus de leur plein gré (d’autres étaient ramenés de la France de l’intérieur, de force par la Gestapo) leur avait évité le pire. Ils y ont tout de même souffert du froid, de privations et de mauvais traitements pendant six mois, je crois. C’est dans ce camp qu’ils ont appris l’arrestation d’Adeline, raflée avec le réseau de résistance qu’elle avait rejoint, et envoyée directement au Struthof. Ses parents n’ont pu me prévenir qu’à leur sortie, ils ne savaient même pas si elle était encore en vie. Je fréquentais alors Werner, d’abord poussée par mes parents, puis par amour. C’était un homme bon, emporté dans une tourmente qu’il ne pouvait que subir. Il a essayé de faire ce qu’il a pu. Pas assez sans doute, lui aussi se l’est reproché toute sa vie… pour mon amie mais aussi pour tout le reste… Tout le reste !
Adeline-la-jeune pose sur la table basse un plateau chargé d’une théière, trois tasses, des biscuits. Elle saisit à nouveau la main de sa mère qui lève vers elle un regard attendri, lui adresse quelques mots en allemand dans lesquels Tom reconnaît père et amour… « Ich liebe dich » peut encore avoir quelques résonances dans la mémoire de Tom. Anna se tourne vers lui.
- J’ai réussi à surmonter tout cela grâce à l’amour de mon mari puis de mes deux enfants et mes petits-enfants… Ici, on ne pouvait me reprocher l’indignité de ma famille. Mais le souvenir d’Adeline, de ses parents, m’a toujours poursuivi… Je sais qu’ils n’ont jamais pu retrouver leurs biens, cela a dû bouleverser toute la vie de ma pauvre amie. Et elle devait penser que j’étais passée de l’autre côté… En quelque sorte elle n’avait pas tort. J’ai été lâche, j’ai subi l’embrigadement sans révolte, j’ai eu peur… Et Georges ?
- Il est mort à Dachau. Elle ne l’a su que longtemps après et a fini par se marier avec le fils d’un de leurs anciens employés toujours resté fidèle à leur famille et qui les a beaucoup aidés.
- Un fils de Lucien ? Pierre ?
- Pierre a été tué sur le front de l’Est, c’est Claude qu’elle a épousé. Ils ont eu plusieurs enfants et petits-enfants, apparemment tous très aimants. Elle était également restée proche de ses parents et ses deux frères. Elle a dû avoir sa part de bonheur.
Anna a fermé les yeux. Tom se rappelle avoir lu qu’elle avait été amoureuse de Pierre… dans une autre vie. Elle semble se reprendre, toussote pour s’éclaircir la voix.
« J’ai revu Adeline il y a quelques mois. J’avais beaucoup hésité. Ma fille m’a soutenue dans le projet de retrouver mon amie. Elle m’a accompagnée à l’enterrement de mon frère aîné, Louis dit Ludwig. Mon autre frère, Jean, avait également insisté. Je n’étais pas allée à l’enterrement de mes parents et n’avais pas revu Louis depuis mon départ en 1944. Il était passé en Allemagne lui aussi, à Munich, et n’était revenu à Strasbourg qu’une fois terminées les purges de la Libération. J’avais toujours refusé de le revoir et m’en étais un peu voulue. Alors son enterrement était une tentative pour pardonner… Mon frère Jean, par contre, avait continué à nous rendre visite… de loin en loin. On évitait de parler politique car je n’étais pas d’accord avec les idées qui lui échappaient devant moi, bien qu’il fasse attention. Mais on avait été proches quand on était enfants et il restait mon seul lien avec ce passé heureux. Lui aussi était bien jeune à l’époque de l’annexion. Quand il s’est engagé dans les Wafen SS, il subissait la pression de notre père, de notre frère aîné, et de mauvaises fréquentations. Il avait dû trafiquer sa fiche d’état civil car il n’avait pas l’âge requis pour entrer dans cette branche dite d’élite de l’armée allemande. Il semble malheureusement qu’il n’ait rien regretté. Les idées de l’époque l’avaient pourri, il ne les a jamais reniées. »
Anna s’interrompt, boit lentement quelques gorgées de thé, garde un moment le silence avant de reprendre.
« L’enterrement de Louis était aussi un prétexte pour revoir les lieux de mon enfance, car je n’avais jamais eu beaucoup d’affection pour lui. Et encore, je ne savais pas tout… Jusqu’au dernier moment j’ai hésité. Mais je voulais retrouver Adeline. Je n’ai pas été trop surprise qu’elle ne soit venue ni à l’église ni au cimetière, même pour chercher à m'y voir, alors, avec ma fille, on est allées chez elle… Elle m’a reconnue… Peut-être m’attendait-elle, car les larmes lui sont immédiatement montées aux yeux. Je voulais au moins qu’elle sache que j’avais donné son nom à ma fille chérie, en souvenir d’elle ; ça c’est elle-même, ma Liebchen, qui le lui a dit en se présentant car j’en étais alors incapable. J’aurais aussi voulu faire le point avec ma vieille amie sur ce qu’elle savait et ne savait pas, et qu’elle me parle de sa vie dans le camp et après. En fait, on n’a pas pu prononcer un mot, on s’est seulement serrées fort dans les bras, caressé nos cheveux devenus blancs, passé doucement le doigt sur nos rides et beaucoup pleuré. On a dû penser que ça suffisait. Sinon… il y aurait eu trop à dire. Je l’ai quittée comme ça, sans même savoir si elle m’avait pardonnée. Elle nous a raccompagnées jusqu’à la voiture garée tout près. On s’est encore serrées dans les bras en silence. Il faisait froid. J’étais épuisée. Je suis montée m’asseoir à l’abri et j’ai aussitôt refermé la portière, bouleversée, croyant que nous allions repartir immédiatement. Pourtant, les deux Adeline ont parlé longtemps. »
La vieille femme se tourne vers sa fille avec un geste de la tête.
- Continue, Liebchen
- Adeline m’a dit combien maman était restée chère à son cœur mais qu’elle chercherait jusqu’à ses derniers jours à poursuivre le reste de la famille Müller, qui continue à pérorer en haut lieu. Elle a ajouté qu’elle voulait écrire un livre qui retracerait leur infamie et dénoncerait le passé du dernier fils et des petits-fils, qui continuent à entretenir des idées nazies à peine déguisées. Elle semblait prête à continuer à se battre pour faire reconnaître les droits de sa propre famille sur le domaine volé.
La femme regarde sa mère qui l’encourage à poursuivre.
- Mon oncle Jean ne voulait pas se charger de la succession de son frère. Mes cousins sont tous à Paris et sont repartis aussitôt après l’enterrement. C’est donc sur nous qu’est retombée la charge de la liquidation des biens. Je suis allée avec l’un de mes fils à Strasbourg où habitait Louis-Ludwig, pour vider sa maison et surtout ses tiroirs avant que les brocanteurs ne viennent tout emporter. On a entassé dans la poubelle avec les ordures, ses uniformes et médailles SS, c’était la seule place qui leur convenait, on n’a pas voulu leur faire la solennité de les brûler. Et j’ai emporté sa paperasse. Beaucoup de ces documents étaient liés aux nazis ou au parti de nazillons que vous avez en France.
- Le Front National ?
- Oui, Ludwig était l’un des responsables pour l’Alsace et travaillait au niveau des députés européens avec des groupes néo-nazis de différents pays. On ne l’a su qu’à ce moment-là. Il avait aussi classé les papiers d’Albert, son père, du temps de l’annexion. Comme s’il se faisait une gloire, sans doute auprès de ses amis, que sa famille ait été de ce côté-là. Il avait même gardé le compte-rendu intégral d’un procès où il avait lui-même, Ludwig, comparu pour avoir participé au massacre d’Oradour sur Glane, ce que l’on ignorait également. Il avait finalement été acquitté avec quelques autres SS alsaciens qui juraient avoir été enrôlés de force : des soit- disant « Malgré nous ».
Anna qui semblait avoir décroché de la conversation, la reprend et se penche à nouveau vers Tom.
- Je voulais vous rencontrer pour que l’entourage d’Adeline sache tout ça, maintenant qu’elle n’est plus là. Qu’ils sachent que j’ignorais beaucoup de choses et que ce que je savais m’a toujours poursuivie. Je voulais aussi vous demander si vous êtes au courant des documents qu’on lui a envoyés ? Elle en a parlé ?
- Elle disait que votre père avait présenté un faux certificat de vente, prouvant que vos parents lui auraient vendu le domaine avant de quitter l’Alsace.
- Il a fait ça plus tard. Quelle infamie ! Mais ce n’est pas de cela que je parle : il y avait deux autres actes, très authentiques ceux-là, émanant des autorités allemandes de l’époque. L’un était la réquisition du domaine vinicole et des bâtiments appartenant aux parents d’Adeline, condamnés par un tribunal nazi pour désertion. L’autre était un acte de cession de ces mêmes propriétés à Albert Müller « pour services rendus à la patrie »… allemande, bien sûr.
- Quoi ! C’est une bombe à retardement ! Surtout si on sait que les héritiers… enfin, je veux dire… vos frères, vos neveux, avaient connaissance de ce document et n'ont rien changé à leur attitude. Dernièrement, Adeline parlait d’une preuve qu’elle venait enfin de trouver. Cela pourrait-il…
- Oui. J’ai sans doute eu tort de vouloir me dédouaner, en quelque sorte, en demandant à ma fille d’envoyer ces papiers à Adeline dernièrement. Je voulais qu’elle puisse en faire l’usage qu’elle souhaitait ! J’ai peur qu’elle n’ait pas supporté de trouver cette preuve si tard, trop tard bien sûr. A notre âge, les émotions ne sont pas bonnes.
Le poids
Tom n’a pas eu le temps de boire le café posé devant lui qu’Adeline entre déjà dans le salon de thé où elle lui avait donné rendez-vous à voix basse pendant qu’elle l’accompagnait sur le palier. Elle lui tend une grande enveloppe beige, retire sa veste molletonnée, se laisse tomber sur une chaise.
- Maman est allée se reposer un peu avant le dîner. Elle est épuisée, mais je crois qu’elle avait besoin de cette sorte de thérapie. Nous avons le temps de parler tranquillement avant que mon mari revienne et s’inquiète de mon absence. Quand il a su que vous deviez venir cet après-midi, il s’est diplomatiquement trouvé une activité extérieure. Le passé le met mal à l’aise. Comme s’il se sentait responsable de ce que d’autres Allemands ont fait avant même sa naissance… Ses parents étaient pourtant de braves gens, et l’un de ses oncles était une figure de la résistance allemande. Mais comme nous, il n’a pas été ménagé par les détails que donnait mon père. Papa, c’était sa façon de se flageller pour expier : raconter tout ce dont il avait été témoin et ce qu’il entendait dire à l’époque sans avoir eu le cran de résister. Il était déjà officier quand il s’est vraiment rendu compte de la nature du régime qu’il servait… les simples soldats se sentaient peut-être moins coupables.
- Il a tout de même aidé Adeline.
- Si peu ! C’est sa volonté de vivre qui l’a surtout sauvée, et aussi sa beauté…
Tom efface rapidement l’étonnement qui a pu passer dans son regard. Il craint d’avoir compris. Mais Adeline a eu le temps de voir son expression et soupire.
- Les SS et les miliciens français qui gardaient le camp… Ils s’en sont servis comme d’une prostituée. Mon oncle Ludwig aussi ! Il a pris sa revanche. Maman ne le sait pas. Adeline me l’a chuchoté à Schirmeck. Toutes les deux, en se retrouvant, elles n’avaient pas prononcé un mot, seulement pleuré. Je n’avais pas voulu intervenir, mais je tenais tout de même à savoir et j’ai osé lui poser la question.
Elle regarde Tom d’un air résigné, hoche la tête en se pinçant les lèvres.
- Mon père ne pouvait l’ignorer, mais il a voulu protéger maman au moins de cet aspect-là de l’horreur qui touchait directement son amie. Pour le reste, les exécutions sommaires dans la cour, les juifs qui disparaissaient dans le bâtiment surmonté d’une haute cheminée… il ne nous a rien épargné dès qu’on a été en âge de comprendre, mon frère et moi, et il a continué avec mon mari. Comme vous l’a dit maman, mon père était un homme doux et bon, il nous aimait, mais il ne devait pas se rendre compte de la vie qu’il nous faisait mener avec des souvenirs dont il voulait s’alléger. Il n’était que vaguement protestant, mais il s’est confessé toute sa vie… à nous. S’il avait été catholique, il aurait peut-être pu soulager sa conscience dans l’oreille d’un curé…
Adeline secoue encore la tête en écarquillant les yeux pour sortir du cauchemar et revenir à une autre réalité sordide.
- Je voulais vous voir seul pour avoir des détails que je n’ai pas demandés à l’ami qui vous a servi d’interprète, car maman n’était pas loin. Il m'avait seulement dit avec gêne qu’Adeline était décédée. J’ai immédiatement eu un doute : aussi peu de temps après l’envoi de nos papiers, ça ne pouvait être une coïncidence. Je suis allée sur internet chercher l’avis de décès dans les pages locales des Dernières Nouvelles d’Alsace… et j’ai vu les articles… Avez-vous des nouvelles de l’enquête ?
- Pas plus que ce qui est dans le journal. En repartant à Strasbourg, je passerai voir la petite-fille d’Adeline. Elle est avocate, elle était proche d’elle et suit l’affaire de près. Vous la connaissez ?
- Non, mais dites-lui que maman et moi sommes à sa disposition. On a encore la plupart des papiers originaux, sauf les deux actes dont je vous ai parlé, les principaux ; avant de les envoyer à Adeline, nous en avions gardé une photocopie, qui ne fera malheureusement pas preuve devant un tribunal… Vous pensez qu’on l’a tuée pour la faire taire, et qu’ils ont fait disparaître les traces compromettantes ?
- Sa petite-fille en est persuadée. Et la police semble suivre cette piste.
- Je vais finir par dire à maman ce qu’il en est. Elle est prête à témoigner contre sa famille. Elle voulait déjà le faire quand on a vidé les tiroirs de Ludwig, mais nous ne savions vers qui nous tourner. Vers quelle juridiction ? Française ? Allemande ? Ici, la plupart des associations traitant encore de cette époque s’occupent surtout des victimes juives. La facilité était de transmettre les papiers à Adeline car elle m’avait dit qu’elle les poursuivrait jusqu’au bout. On pensait qu’elle saurait comment utiliser ces documents.
- Vous croyez que votre oncle survivant, Jean, est capable de commanditer un crime comme ça ?
- La disparition des papiers signe le forfait. Bien sûr. Lui ou mes cousins ou tous ensemble. La même engeance ! Maman croyait ce frère-là moins pourri que l’autre, elle lui trouvait l’excuse du jeune âge et de la pression de ses parents pour entrer dans la Wafen SS à l’époque. Il a pourtant continué dans les mêmes idées, et ses fils l’ont imité. Ils craignent maintenant pour leur réputation et celle de la génération suivante qui suit leurs traces : j’ai vu cité dans un journal le nom d’un des derniers garçons, donc l’arrière-petit-fils d’Albert (je ne pourrai jamais dire mon grand-père) à propos d’une boutique ouverte à Strasbourg, où ils vendent des drapeaux et insignes fascistes de différents pays. Ils se réunissent avec des groupes néo-nazis allemands et mènent des expéditions punitives contre des maghrébins.
- Comment se fait-il qu’à la Libération cet Albert et ses deux fils Waffen SS n’aient pas été inquiétés, qu’ils aient pu garder un domaine qui leur avait été concédé par le régime nazi au détriment de patriotes alsaciens ?
- Il y a eu le faux acte de vente anti-daté de 1941. Maintenant qu’on l’a entre les mains, je ne sais pas si on peut le faire expertiser, à moins que la petite-fille d’Adeline puisse produire des échantillons de l’écriture et de la signature de son arrière grand-père. Tenez, je vous en ai mis une photocopie, vous lui donnerez. On tient l’original à sa disposition ; ça, heureusement, on avait oublié de l’envoyer à Adeline. Je vous ai mis aussi les photocopies des autres papiers qu’on lui a fait parvenir et quelques autres retrouvés depuis.
- Mais il y a tout de même eu leur collaboration avec les nazis au su de tous !
- Outre le faux acte de vente, ils avaient pris leurs précautions : dès qu’ils ont commencé à comprendre que la situation allait tourner vinaigre, au printemps 44, Albert a établi des contacts avec des mouvements de résistance qui, plus tard, ont témoigné en leur faveur. Il faut dire que grâce à son fils Ludwig qui était alors haut placé dans l’armée allemande (il avait le grade de Führer, vous comprenez ce que cela veut dire !) il a fait passer des informations sur l’état des troupes et du matériel de la Wehrmacht présents en Alsace. En septembre 44, comme maman vous l’a dit, les Allemands avaient commencé à vider le camp du Struthof et à le faire aménager par les derniers prisonniers, afin d’y accueillir décemment les miliciens français et allemands affolés qui refluaient de toute la France, au fur et à mesure de l’avancée des Alliés. Les Müller ont profité de ce vaste remue-ménage pour faire évader plusieurs responsables de réseaux de résistance qui devaient être déportés à Dachau. Ils ont aussi fait croire que leur passé collabo trop visible était en fait prétexte à aider des juifs à s’enfuir et en ont donné la liste. Lesquels juifs ayant été réduits en cendres dans le sinistre bâtiment du Struthof, ne pouvaient dire le contraire et n’avaient sûrement pas gagné les Etats-Unis comme ils l’ont affirmé. J’ai su cela par une association de déportés juifs allemands qui a recherché en vain une quelconque trace de ceux que ma famille aurait soit-disant aidés.
Adeline s’interrompt pour commander un café, Tom en profite pour en demander un autre. Elle reprend d’une voix pleine d’irritation
- Ludwig avait tout de même tellement sévi comme Wafen SS Führer, qu’il a dû penser qu’on ne croirait pas à sa virginité. Après s’être sorti par miracle du procès d’Oradour sur Glane, il était passé en Allemagne en attendant que l’épuration se termine et que l’oubli fasse son oeuvre. Son père, entre temps, avait reçu la médaille de la Résistance, il a alors pu l’aider à grimper les échelons de la bonne société alsacienne qui, de toute façon, n’ayant pas toujours été elle-même hors de soupçons, ne demandait qu’à fermer les yeux. Le vieil Albert a également assis sa propre (propre… quels drôles de mots vous utilisez parfois en français) notoriété politique et économique à tel point que des rues et des équipements culturels portent son nom dans plusieurs villes d’Alsace. Il a été élu successivement maire, député, puis sénateur jusqu’à sa mort, toujours sur les listes les plus réactionnaires. Ludwig est devenu député européen pour le Front National. Ses deux fils sont Conseillers régionaux de partis qui grenouillent dans ces eaux-là aussi sous d’autres noms, souvent autonomistes demandant le rattachement de l’Alsace à l’Allemagne dont ils restent nostalgiques. L’un d’eux lorgne même sur la mairie de Strasbourg. Je ne montre pas à maman tout ce que je lis, pas la peine d’exciter plus encore sa rancœur. Même si elle a moins souffert physiquement, sa vie a été gâchée presque autant que celle de son amie.
Adeline semble s’ébrouer, concluant dans un soupir « Certains paient plus que d’autres le poids du passé… »
Fuir
Son père et sa mère lui tenaient pourtant fermement la main, mais ils l’ont lâchée et ont brusquement disparu. Il se retrouve seul parmi une foule d’hommes et de femmes vêtus de haillons qui l’interpellent : tu vois ce qu’ils font de nous, tu le diras, tu l’écriras ? Il est entraîné dans la multitude, tente de résister, de faire demi-tour. Il pleure à chaudes larmes. Des chiens arrivent en aboyant. Une femme sans âge lui saisit la main. « Je suis Adeline, je t’ai retrouvé, viens vite » dit-elle en l’entraînant. Au loin un tambour bat une mesure saccadée. Des ordres claquent. En allemand. La voix est maintenant toute proche. Tom distingue le mot police. « Französisch » crie-t-il dans une réminiscence désespérée. Il émerge d’un brouillard qui l’oppresse. Les baguettes du tambour continuent à marteler… la vitre du camion. Des vociférations lui parviennent de l’autre côté.
Il entrouvre la porte. Nuit noire. Une casquette et un uniforme à peine visibles au-dessus d’une lampe torche qui l’éblouit. A ses pieds, une grosse tache noire. Un chien. « Französisch » répète-t-il, éberlué, ne sachant s’il doit lever les mains en l’air. « Pas autorisation stationner camping-car ici ! Devez partir !Immédiatement ! » reprend dans un français aux rudes accents l’homme qui a redit « police » et le dévisage sans aménité. Il explique l’emplacement d’un terrain pour caravanes et attend, bras croisés, jambes légèrement écartées solidement ancrées au trottoir, que sa victime prenne le volant. Tom attrape une veste, l’enfile sur le vieux survêtement distendu qui lui sert de pyjama, enfonce les pieds dans ses baskets sans prendre le temps d’en nouer les lacets, gagne à tâtons la cabine avant, décroche les rideaux isolants du pare-brise et des portières, fait nerveusement ronfler le moteur et attend que le ventilateur dissipe la buée. Il cherche quelque chose à dire. Quelque chose de méchant. Il n’ose le « Heil Hitler » qui lui vient pourtant spontanément à l’esprit. Comment Anna a-t-elle pu continuer à vivre dans un environnement qui rappelle tellement la guerre ? Il n’a qu’une idée, s’enfuir, comme s’il était toujours poursuivi par les plaintes, les hurlements, les aboiements de sa nuit.
Il n’a pas écouté le trajet indiqué par l’homme en uniforme. Il sort de la ville au hasard et s’arrête à la limite d’un terrain de sport, regarde l’heure sur le tableau de bord et étouffe un juron. Cinq heures !
Comme un automate, il remonte le thermostat du radiateur, emplit d'eau la cafetière qu’il pose sur le réchaud, sort un morceau de pain rassis, du beurre et de la confiture de myrtilles achetée la veille à Schirmeck. La veille ? Il lui semble être passé de l’autre côté du miroir depuis longtemps, pour errer dans un monde inconnu. Hier, il se sentait trop las pour reprendre la route, s’est couché de bonne heure mais a passé une bien mauvaise nuit. Il a hâte de quitter la vie des autres pour retrouver la sienne.
Les sapins de la Forêt Noire qui, à l’aller, lui avaient donné la tentation d’un détour, sont maintenant une sinistre masse dont la lune dessine les contours inquiétants. Il appuie sur l’accélérateur. Aussitôt franchi le pont de Kehl, le soleil se lève sur Strasbourg, la flèche de la cathédrale perce un ciel rose pommelé de bleu, les toits aux tuiles de terre vernissée scintillent au loin. Tom reconnaît le quartier de Hansel. Trop tôt pour aller se réfugier dans son giron ; il reviendra plus tard. Il se gare à proximité de son immeuble et attend le passage du tramway, au milieu d’ouvriers aux vestes de chantier jaunes ou oranges, d’hommes d’affaire en par-dessus sombre, nez enfoui dans de grosses écharpes, de jeunes femmes en mini jupes ou shorts sur d’épais collants.
Arrêt Tribunal. Il a repéré sur un plan de la ville le cabinet de la petite-fille d’Adeline dans une rue proche du Palais de Justice. Trop tôt encore. Il traverse un pont, évite les vélos qui malgré le froid piquant sillonnent les artères et semblent partout prioritaires face à des voitures disciplinées. Il erre longtemps dans les rues moyenâgeuses qui entourent la cathédrale, nez levé vers la dentelle de grès rose, les maisons à colombage, les enseignes de bois ou de fer forgé, au milieu des chalets encore clos installés sur la grande place pour le marché de Noël, frôle les sapins lourds de boules et de guirlandes. Café, café ! Regard désespéré sur les winstub aux grilles fermées. Mais au détour d’une ruelle, la chaude odeur d’une boulangerie, son salon de thé, ses assortiments de brioches et petits pains dorés, engloutis en quelques bouchées. Et une grande tasse de café brûlant. Il en redemande. Se love plus profondément dans le moelleux de la banquette. Il veut prolonger la trêve avant de retourner dans la noirceur de l’histoire.
Héritier
Non, il n’a pas rendez-vous, mais il peut attendre, ou revenir, ou seulement laisser des documents avec un petit mot. Il a intercepté le regard rapide mais peu aimable de la secrétaire sur son sac à dos, son jean délavé, ses baskets éculées, son visage pas rasé. La matinée n’avait pas été propice à de soigneux préparatifs, il le réalise soudain. Le genre de mec accusé de vol à main armée ou d’avoir buté sa femme, et venant se réfugier chez son avocate ! Il sort l’enveloppe que lui a remise la fille d’Anna et dont il a feuilleté le contenu la veille au soir avant de mal s’endormir. Une langue qu’il déchiffre d’autant moins que les mots sont émaillés de lettres au graphisme inconnu. Du gothique ! Trop compréhensibles, par contre, les croix gammées qui frappent les en-têtes. A tout hasard, il tire quelques pages devant la secrétaire qui aperçoit les symboles et lève maintenant vers lui des yeux arrondis. Elle se reprend et quitte brusquement l’arrière de son bureau.
- Si vous voulez vous asseoir dans la salle d’attente, je vais voir avec Maître Keller. Vous pouvez me laisser ce dossier et me donner votre nom ?
Quelques minutes plus tard, Chloé apparaît dans l’encadrement. Un sourire poli tente de compenser l’air interrogateur. Tom s’avance.
- Je suis…
- Oui, oui, je me rappelle… Mais ce dossier ? Où l’avez-vous trouvé ?
- La fille d’Anna.
- Ah ! Venez.
Elle le précède dans un bureau sobrement meublé, éclairé par de hautes fenêtres dominant la ville. Il s’arrête devant le seul mur qui ne soit pas couvert d’étagères : un ensemble de photos d’arbres, tous situés dans un environnement étrange, surgissant d’un désert de sable, fleurissant sous la neige, se frayant un chemin à travers un rocher, suspendus dans le vide ou sortant d’un piano abandonné dans une décharge.
- Mes arbres résilients, dit la jeune femme en avançant la main ouverte dans leur direction, comme si elle lui présentait des amis.
- Votre grand-mère était une résiliente.
Un hochement de tête admiratif : il a compris le symbole et elle semble lui en être reconnaissante. Elle boit désormais ses paroles, ne l’interrompt pas pendant son cheminement jusqu’à cette enveloppe beige sur lequel elle garde une paume lourdement appuyée. Quand il signale d’un geste de la tête et des mains qu’il a terminé, il voit à peine passer une interrogation muette dans le regard de l’avocate. Elle ne demande pas en quoi cette histoire le regarde lui, Tom, enfant de l’après-guerre venu du Sud, ayant seulement croisé sa grand-mère. Elle lit maintenant attentivement certaines pages contenues dans l’enveloppe et semble oublier son interlocuteur. Il aurait pourtant envie de lui expliquer qu’il avait peu à peu réalisé combien cette histoire en particulier et le contexte qui l’entourait devrait regarder tout le monde. Aujourd’hui encore. Il a toujours été agacé par le terme " devoir de mémoire " qui surgit comme un pensum nécessaire dans toutes les commémorations. Maintenant, il comprend sa réaction : ce n’est pas un devoir à remplir plus ou moins laborieusement. C’est une évidence. Les évènements d’hier sont le terreau, parfois valorisant mais parfois pourri, sur lequel chacun a grandi, arbre résilient ou pas. Un terreau qui peut continuer à faire germer des monstres.
Il regarde Chloé lire les textes, front plissé, une main sur la joue comme pour l’aider à supporter le poids de ses pensées. Elle relève la tête. L’examine longuement, pesant sans doute ce qu’elle va lui dire… ou taire dans un réflexe professionnel.
- J’ai commencé à instruire le dossier de restitution ; tout cela va le compléter efficacement.
- Anna et sa fille sont à votre disposition et vous donneront l’original du faux acte de vente. Mais les originaux des deux principaux documents…
- Ne vous inquiétez pas, ils sont en lieu sûr. Ma grand-mère me les avait donnés la dernière fois que je l’ai vue ; elle n’avait gardé que les photocopies. Ces certificats d’expropriation et de cession aux Müller par les autorités allemandes devraient se suffire à eux-mêmes, mais les autres papiers que je viens de découvrir seront utiles aussi.
- Vous allez pouvoir faire rendre gorge aux descendants ? Vous allez lier cette affaire à l’assassinat de votre grand-mère ?
Chloé émet un rire qui semble à Tom légèrement incongru.
- Ça, c’est mon affaire… celle de la justice.
Tom insiste.
- C’est tout de même lié, non ? Ne doit-on pas rechercher à qui profite le crime ?
Nouveau petit rire.
- Ce serait plus simple si on était dans un roman. Il faut déjà que la police poursuive ses recherches, et je doute que les nazillons Müller aient effectué eux-mêmes la salle besogne. On arrêtera sans doute les tueurs, mais encore faut-il qu’on trouve leur commanditaire. Et même… La procédure judiciaire devra alors suivre son chemin, et je ne vous cache pas que ce sera long, très long, si on veut faire remonter le passé… En espérant que le juge d’instruction ne soit pas de ceux qui veulent tirer un trait sur cette époque au nom de l’amitié franco-allemande… qui n’a pourtant rien à y voir : les plus fervents partisans d’une Europe unie et donc en paix, sont souvent ceux qui on le plus souffert de la guerre.
- L’enquête de la police, elle avance ?
- Navrée, là encore, de ne rien pouvoir en dire. Mais l’aide d’Anna sera sans doute utile.
La jeune femme abandonne brusquement sa posture professionnelle pour baisser les yeux et murmurer
- J’ai tellement envie de la rencontrer moi aussi… Mamie n’a jamais cessé de l’aimer ; elle était sa jeunesse heureuse. Merci de l’avoir retrouvée.
Elle ouvre les yeux, sourit pour s’excuser de cet aparté personnel, remercie également Tom de lui avoir apporté ce dossier, lui assure qu’elle le tiendra au courant.
- Et si les journaux parlaient de cette affaire depuis ses origines ? Si on faisait monter au créneau les associations d’anciens prisonniers et déportés ? Le juge d’instruction serait peut-être moins timoré.
Chloé lève un sourcil à la fois ironique et étonné. Elle plisse aussitôt le front dans un effort de réflexion, avant de glisser à mi-voix, tout en fixant son interlocuteur.
- Je ne peux faire ça…
Elle regarde au loin à travers la fenêtre, hésite et murmure.
- Bien sûr, des fuites sont toujours possibles… Mais je ne connais pas d’associations ni de journalistes qui pourraient être intéressés.
- Cela doit pouvoir se trouver…
Tom prend un air mi-figue mi-raisin, se lève, lui tend la main. La jeune femme la tient un instant dans la sienne tout en plongeant les yeux dans les siens.
- Je peux vous poser une question indiscrète ?
- Euh… oui !
- Pourquoi vous investissez-vous comme ça dans cette histoire ?
- C’est un peu dans ma nature de vouloir résoudre les énigmes… Mais là, c’est différent. Votre grand-mère m’a touché. Anna et sa fille m’ont touché. C’est la première fois que je perçois dans mon cœur et plus seulement dans ma tête la monstruosité de la guerre. Je m’en sens moi aussi l’héritier.
En route
Hansel n’a pas arrêté de bavarder depuis qu’ils ont quitté les faubourgs de Strasbourg. Il connaît comme sa poche cette vallée de la Bruche et les sommets enneigés qui l’entourent. Il y a vécu. Il y a randonné à pieds, à cheval, à ski, jeune, moins jeune, en toutes saisons. Chaque village traversé est source de souvenirs ou d’anecdotes historiques. Lorsqu’ils passent sous le château de Mutzig, il raconte qu’au Moyen-Age les femmes soupçonnées d’infidélité devaient avancer en bordure de la falaise sur une pierre branlante. Si elles tombaient, c’était la preuve qu’elles avaient trompé leur époux et méritaient donc ce châtiment. Un jugement que l’on disait « de Dieu », mais plus certainement des hommes, en avaient-ils conclu d’un commun accord, avant de confronter leurs idées sur l’éternel, puis de décider plus prosaïquement de s’arrêter dans le village voisin, y prendre un petit remontant et ouvrir boutique sur la place.
Tom regarde en riant son compagnon sortir une pile de livres qu’il aligne soigneusement sur le flanc ouvert du camion.
« Tu joues au petit marchand ! Alors on dirait que j’ai dix ans, et que je suis un client : pardon monsieur, est-ce que vous avez des livres avec Tom Sawyer, c’est mon héros préféré. Vous le connaissez ? ».
La route a créé entre eux une joyeuse complicité.
Après que Tom ait rendu compte de ses différentes entrevues et annoncé sa décision de repartir dès le lendemain, Hansel avait insisté pour l’accompagner au moins pendant quelques jours. En voyant le camion et sa fresque de livres en liberté garé près de chez lui, il était resté bouche bée. Un enfant devant l’arbre de Noël. « Un enfant d’avant… parce que ceux de maintenant, l’arbre de Noël… » avait-il dit quand Tom lui avait fait part de sa réflexion. Il n’avait pas eu le cœur de lui refuser ce cadeau. Ni le froid, ni la rudesse de la couchette, ni les secousses des petites routes, aucun des arguments avancés pour laisser le vieil homme chez lui au chaud n’avait ébranlé le rêve. Tom y avait toutefois mis une condition : que sa fille en soit avertie et puisse venir le rechercher là où ils seraient, si besoin était. Hansel avait posé lui aussi sa condition : que pendant ces quelques jours, plus un mot ne soit prononcé à propos d’Adeline ni de la guerre. Il avait même laissé au fond des cartons donnés à Tom les livres qui se référaient à cette époque, et avait par contre rangé dans les rayons du fourgon les romans d’aventure, les polars, les science-fictions et anticipation, les essais qu’il avait sélectionnés. Au moment où il ne croyait pas être vu, il avait subrepticement remplacé les premières rangées de bluettes et d’ouvrages qui lui semblaient peu intéressants, pour mettre ses choix en évidence.
Maintenant, sur l’éventaire extérieur, il cale ses préférés en position verticale, couverture vers l’avant. D’abord les Barjavel. « Un visionnaire ! Tout ce qu’il écrivait dans ces années-là continue à être d’actualité » insiste-t-il. Il est d’ailleurs en train de se fâcher avec un homme qui lui dit ne pas plus aimer l’anticipation que la science-fiction. « Que le diable l’emporte » l’entend dire Tom. Il s’approche avec inquiétude, avant de se rappeler qu’il s’agit du titre d’un autre auteur. Le passant a attrapé avec méfiance cet ouvrage anonyme, en lit la quatrième page de couverture et finit par le reposer avec une moue et un regard d'excuse. Hansel ne le laisse pas pour autant repartir les mains vides. Il écarte à contre cœur La ferme des animaux d’Orwell et deux Aldous Huxley qu’il avait dressés, couverture en avant, mais qui risquent de ne pas faire l’affaire non plus, et déploie rapidement sa panoplie de récits d’aventure. Quel pays intéresserait le plus le monsieur ? Romans anciens, que lui-même tient parmi les meilleurs ? Ah Kessel ! Le monsieur aime bien, mais il doit encore les avoir quelque part chez lui. Alors, des plus récents, malheureusement peu connus : ce journaliste au nom polonais imprononçable et aux histoires d’autant plus intéressantes qu’il les a vécues et analysées à la lueur d’un profond humanisme. « Kapuczinski » ! proclame-t-il avant de tendre deux petits ouvrages à son interlocuteur hilare. Ce dernier se montre preneur et choisit aussi une étude sur l’Afrique, pour le plus grand plaisir du nouveau colporteur de livres : ils viennent de se trouver un continent d’entente. Seule la sortie de l’école voisine met fin à la discussion, laissant Hansel rêveur.
« Comme j’aimerais mener ta vie, cher Tom ! Tous les échanges qu’on peut avoir ! Donner à lire des auteurs que les gens ne connaissent pas et ne découvriraient peut-être jamais. Débattre des sujets qui y sont traités. Il va falloir qu’on retourne chercher d’autres bouquins, tu as eu tort de ne pas vouloir en prendre plus. Avant la fin de cette première journée, je t’aurai liquidé tout le meilleur ! »
Tom a beau faire valoir les trois degrés affichés sur le thermomètre de la pharmacie d’en face, Hansel rétorque qu’il est chaudement vêtu « depuis le bonnet jusqu’aux chaussettes en passant par… la finette ou tricot de peau qu’on ne doit pas connaître dans l’étuve du Sud ». De toute façon, il est un Alsacien pur et dur. Il aime ce froid sec, beaucoup plus que les chaleurs amollissantes de l’été strasbourgeois. Dans le camion, maintenant qu’il connaît par cœur les titres qu’il a classés et reclassés, il s’amuse à explorer l’habitacle, s’émerveille devant les astuces des aménagements. Ces sièges qui pivotent pour faire face à la route ou au coin salon, selon les besoins. Ces placards où tout est arrimé pour éviter de chavirer. La couchette qui descend à l’aide de la manivelle. « Je vais être comme un roi là-dessus… mais tu es sûr que tu seras bien, toi, sur ton matelas de camping entre les rayons de livres… J’ai des scrupules ».
Tom n’en croit rien. Ils rient comme des enfants. A midi, ils iront manger le pot-au-feu au café de la place, mais ce soir, dînette dans la cabine. Hansel dresse l’emploi du temps et les menus. Demain, ils s’arrêteront à Rothau : il montre le court trajet sur la carte, vante le cochon de lait qu’ils iront déguster au restaurant de l’un de ses amis, et pour le dîner ils prendront une tarte flambée, la Flammenküche, qu’ils mangeront dans le camion avec un Pinot gris dont il a apporté plusieurs bouteilles. Il veut profiter au maximum de l’escapade avant de reprendre le train pour Strasbourg.
Le nouveau bibliothécaire a maintenant happé une jeune femme à laquelle il vante les romans policiers vénitiens de Donna Leone. « Moi non plus je n’aime pas les récits pleins de sang et de violence gratuite » argumente-t-il, « mais là, même s’il y a un mort au départ, elle prend toujours un fait de société intéressant, et vous allez voir : le personnage de son commissaire débonnaire, les descriptions des palazzios, des canaux et des ponts… vous allez vous y croire ». La dame rit et accepte avec reconnaissance un exemplaire. Au moment où elle repart, il la rappelle.
- Auriez-vous la gentillesse de nous prendre en photo, mon ami et moi ? Tom, peux-tu sortir ton téléphone qu’on dit intelligent ? Il faut immortaliser notre association.
La dame clique avec plaisir devant ces drôles de bibliothécaires. Ils prennent position derrière l’éventaire, puis devant le camion en demandant à la photographe improvisée de faire quelques pas en arrière pour englober aussi un aspect du village.
- Il faut l’envoyer sans commentaires à Emilie. Elle va être surprise.
Surprise en effet au point d’appeler, dans les minutes qui suivent la réception des deux photos. Tom passe immédiatement le téléphone à Hansel qui ne cache pas sa joie.
- Bonjour Maïdele, j’avais oublié de vous dire que je m’étais embauché comme commis de librairie. La retraite en cage dorée ne me convenait vraiment pas.
Tom ne perçoit à l’autre bout que des exclamations, et, près de lui, le rire malicieux de Hansel qui finit par lâcher : « une virée dans les villages… seulement trois jours… peut-être quatre » en tournant un regard interrogatif et faussement timide vers Tom qui reprend l’appareil.
- Bonjour Emilie. Tu vois que ton ami tient la forme. Il ne fait pourtant que trois degrés… oui, pour quelques jours… oui il dormira sur la couchette, j’ai un matelas pour mettre dans l’allée… non, je laisse le chauffage et on a de bons duvets… on fait la dînette… non, je ne peux pas, je t’en parlerai plus tard… parce que là, on a fait un pacte de silence sur les sujets difficiles.
En rendant le téléphone à Hansel qui agite une main impatiente dans cette direction, Tom articule à mi-voix « elle est jalouse ».
- Eh oui, Emilie, j’ai emmené notre ami Tom en vadrouille pour lui changer les idées. S’il était resté seul, il risquait de remuer le passé pendant toute la route. A la réflexion, je crois que je vais descendre avec lui jusqu’à la Méditerranée et emménager définitivement dans son camion… Mais je plaisante ! Il a sa vie et j’ai la mienne. Je fais juste un petit entracte. On est comme des gamins ! Non, plutôt comme larrons en foire ! On rencontre plein de monde, on parle de livres, on mange, on boit (avec modération) et on rigole. C’est ça aussi le bonheur, Maïdele !
Noël
Une couronne faite de branches de pin tressées, de boules rouges et de guirlandes dorées, occupe le haut de la porte. Une cavalcade inattendue répond au coup de sonnette. Deux bambins barbouillés de chocolat dévisagent le visiteur depuis le couloir.
- C’est toi Tom ? Mamie Eliane nous a dit de venir ouvrir seulement si c’est toi.
Deux silhouettes se découpent derrière eux, les écartent gentiment pour serrer Tom dans leurs bras à tour de rôle.
- C’est la surprise du jour, mon Tom : nous avons trois petits-enfants. Ces deux-là, c’est Mégane et Melvin. Et là-haut, il y a Toni, l’aîné, qui aide à préparer les crêpes. Ils t’attendaient, mais les deux petits bouts se languissent encore plus du Père Noël… le Père Noël vert.
Tom a compris le clin d’œil de sa tante qui accompagne la fin de la phrase. Chaque année, les éternels militants que sont sa tante Eliane et son oncle Louis organisent avec le Secours Populaire des distributions de jouets du Père Noël vert. Cette année, c’est dans leurs souliers à eux que le vieux bonhomme semble avoir déposé trois cadeaux. Tandis que les deux petits remontent l’escalier en clamant « c’est Tom, c’est Tom ! » l’oncle explique.
- La maman a été hospitalisée cette semaine, elle ne sortira pas avant plusieurs jours. Ils n’ont pas d’autre famille : le père de l’aîné s’est évaporé dans la nature avant même sa naissance et celui des plus jeunes est en prison.
- Oh là, Tonton, c’est Les Misérables que tu me racontes-là ! Pour continuer dans le mélo, que ferez-vous si jamais leur mère ne sortait pas de l’hôpital, comme dans les Roses blanches que tu nous chantais au dessert avant d’entonner la Butte Rouge et Bella Ciao ?… Vous ne pouvez quand même pas les garder !
- Rigole pas mon gars, c’est bien possible que la pauvre femme ne s’en sorte pas. Les pauvres mômes seront alors placés dans une famille d’accueil. Nous, on n’en fait office que pour leur changer les idées pendant quelques jours… encore que ta tante aimerait bien… On n’a ni petits-enfants ni même petits-neveux, hein, espèce de sacripant ! Tu ne te décides toujours pas à vivre normalement ? Mais trois, c’est trop et il ne faut pas séparer les fratries. De toute façon, à notre âge, ce n’est même plus envisageable, on peut juste donner un coup de main.
- Et surtout un coup de cœur. Je vous reconnais bien là.
- Allez, on parle, on parle… Et toi mon Tom ? Alors comme ça tu étais parti à l’autre bout de la France, et même en Allemagne, dans la neige et dans le froid ! Tu as dû te les geler ! On n’a pas compris pourquoi tu t’y es attardé. C’est la bière et la choucroute qui t’ont séduit ou une bonne grosse Alsacienne ?
- Arrête de caricaturer, Tonton. Là-haut, ils ne m’ont pas renvoyé à ma bouillabaisse et aux grosses marchandes de poisson du Vieux-Port !… Ah, bonjour Toni, moi c’est Tom. Tes crêpes sont appétissantes, bonne idée, on va se régaler… bien qu’on ne soit pas en Bretagne. Alors ici, on peut en faire même si ce n'est pas la spécialité locale ? Il n’y a plus de frontières !
Le soir, lorsque les trois enfants sont endormis, Eliane et Louis pressent leur neveu de questions. Au téléphone, il leur avait d’abord raconté Adeline vivante et son carnet de bord, puis, comme ils demandaient des nouvelles et que ce soir-là Tom avait le moral en berne, il avait fini par parler d’Adeline exécutée. Chacun de leurs coups de fils anxieux exigeait de nouvelles explications.
- Et jusqu’en Allemagne ! s’exclame encore l’oncle. Comment tu t’y es pris, pour aller là-bas ?
- Tonton, depuis Strasbourg on peut même passer en Allemagne à pieds, il suffit de traverser un pont, et je te rappelle que je ne suis plus, depuis longtemps, le petit garçon qu’il fallait prendre par la main… même si parfois je le regrette autant que vous.
- Et ce Hansel dont tu nous parlais, il a l’air d’un bien brave homme. Et toujours bon pied bon œil. Quand je pense que tu l’as promené dans ton camion pendant X temps, à cette saison, à son âge !
- C’est vrai qu’il était parti pour trois jours et qu’il n’a finalement accepté de quitter le bord qu’une semaine plus tard : au lieu de le déposer à la gare de Colmar comme prévu, je l’ai déposé à celle de Dijon. J’ai failli vous le ramener, on aurait fait une vraie famille ! Pour lui, j’ai eu l’impression d’être moi aussi le Père Noël, et le bonheur n’était pas à sens unique.
- Bon alors, on le sait ou pas, qui a tué cette pauvre femme ? D’habitude, quand tu as suivi une affaire, on a droit aux derniers détails dès que tu franchis la porte. Là, au bigophone il fallait déjà t’arracher les mots et depuis cet après-midi, on parle de tout et de rien sauf de ça ! Tu nous caches quelque chose !
- Pour la première fois depuis que j’essaie de me mêler d’enquêtes, je n’ai pas pris cela comme un fait divers. Non seulement j’ai de la tendresse pour la victime et de la colère pour les assassins, mais j’ai aussi été confronté à l’Histoire avec une majuscule, comme on dit pompeusement. Pas celle que nous livrent les manuels, digérée et analysée avec un tel recul qu’on ne se sent pas concerné. Là, je l’ai pris en pleine tête.
- Tom, cette histoire-là, comme la plupart des guerres, ce n’est pas la tienne, ni la nôtre, c’est celle des marchands de canons. Le nazisme est né de la misère et de l’injustice de la société allemande. Le moustachu et ses sbires leur ont fait croire à une revanche, leur ont promis des miracles, ils leur ont désigné le juif, le tzigane, l’étranger comme responsables de leurs difficultés. C’est d’ailleurs ce qui me fait peur dans l’ambiance actuelle en France et dans d’autres pays : ces idées-là reprennent du poil de la bête.
- Tonton, on ne peut pas se contenter de rejeter la faute sur le capitalisme ou sur tel ou tel parti fasciste. Si l’histoire est un éternel recommencement, on en est aussi responsables. Une de mes amies a écrit en exergue d’un de ses livres une citation de Camus que je trouve très juste : L’homme n’est pas entièrement coupable : il n’a pas commencé l’histoire. Mais pas entièrement innocent puisqu’il la continue.
- Nous, au Parti, même si cela te fait sourire, on dénonce, on explique, on présente des programmes, on donne espoir dans une société des travailleurs qu’on construira ensemble, une société pacifique et solidaire qui n’exclue personne.
- Comme tu dis, j’ai envie de sourire gentiment… et tristement. Tu tiens toujours le même discours, mais ton Parti pour qui j’ai quand même de la sympathie malgré le rude chapitre soviétique, ne représente plus que lui-même : une poignée d’élus et de militants comme vous, qui continuent à y croire. Les foules de travailleurs et de petites gens qui le composaient ou qui le suivaient, se sont engluées dans la société de consommation jusqu’à la limite extrême de leurs moyens. S’ils se révoltent maintenant c’est pour leur pouvoir d’achat, un terme aussi fallacieux que le devoir de mémoire, ils veulent le bien-être pour eux, pour leurs enfants et pour leur vieille mère, un point c’est tout. Vous et vos belles idées, vous ne pouvez pas faire le poids ! Et avec les mouvements fascistes qui les caressent dans le sens du poil, ils dénoncent les émigrés, les réfugiés et même encore une fois les juifs rapaces, sensés empêcher leur course au bonheur !
- Chut chut ! Vous allez réveiller les enfants. Tom, je ne t’ai jamais vu comme ça. Tom le rêveur, Tom le placide, Tom qui ne veut jamais s’engager… pas plus dans un mouvement que dans une relation amoureuse…
- J’ai l’impression de m’être réveillé, Tatie.
- Ah, réveillé par le baiser d’une belle princesse ? interroge l’oncle avec malice et diplomatie. Tu nous la présentes quand ?
La tante saisit la diversion.
- Parle-nous donc un peu de cette Emilie. Tu semblais bien t’entendre avec elle et aimer les livres qu’elle écrit, mais tu ne nous a pas dit quel âge elle a. Le tien, à peu près ?
- Pas du tout, désolé de vous décevoir, elle a cent ans bien sonnés… mais elle est en effet charmante, plaisante Tom qui se lève pour enlacer sa tante en demandant d’excuser ses éclats de voix.
- Alors, cette pauvre femme qui a été pendue, on a trouvé qui a fait ça ?
- Oui… enfin, si on veut ! Sa petite-fille avocate m’a appelé hier. Ils ont retrouvé la trace de la camionnette de pseudo-livraison dont je vous avais parlé : elle avait été louée en Allemagne par un Français déjà connu pour sa participation à des actions violentes de groupuscules d’extrême-droite pendant la campagne électorale de Ludwig Müller, il y a une dizaine d’années. ( Ludwig, c’est le chef Waffen SS, fils du vieux collabo Albert et donc frère d’Anna, celui qui vient de mourir en laissant ses papiers compromettants… Vous suivez ?) Les deux fils du Ludwig sont eux aussi des fachos notoires qui recourent aux services des mêmes gros bras… dont le conducteur de la fourgonnette, habituellement pour les coups fourrés contre les immigrés. L’examen des comptes du tueur présumé, comme on dit, et les billets retrouvés à son domicile ont montré des rentrées d’argent en liquide se chiffrant à cent mille euros. Comme il doit être gros bras et petit cerveau, il en a déposé la moitié au guichet de sa banque le lendemain du meurtre d’Adeline, le reste dans son sac de linge sale. Il est officiellement manutentionnaire au SMIC dans une grande surface qui ne lui a sûrement pas versé une telle prime de Noël, en liquide qui plus est !
- On va pouvoir prouver que ce sont ces salauds de Müller qui l’ont payé ?
- Il semblerait en effet. Chacun des fils de Ludwig a effectué plusieurs retraits sur différents comptes, dont certains à l’étranger ; ils auraient partagé les frais et ont cru noyer le poisson en procédant ainsi, mais en additionnant tout, les enquêteurs arrivent à peu près aux sommes encaissées par l’homme de main.
- On les a foutus en tôle et ils y pourriront, j’espère.
- Chloé dit qu’on vient de prolonger leur garde à vue. Le conducteur de la camionnette était déjà placé en préventive depuis dix jours. Il a avoué, et balancé son complice, un petit skin head bourré de cocaïne.
- Mais les autres fumiers ?
- Les assassins nient connaître l’un ou l’autre commanditaire : tout se passait par téléphone, l’argent avait été déposé en moyennes coupures dans une corbeille à papier d’un jardin public.
- Les deux fachos en chef sont foutus de se faire libérer, s’ils ont le bras long.
- Ils semblent l’avoir un peu moins long ces derniers temps car les journaux ont publié l’affaire. Il y a eu des fuites…
- Tiens tiens, comme c’est bizarre… Tu es toujours en contact avec ton ami journaliste ?
- Il n’est pas le seul à avoir sorti l’information. Une amie d’Emilie l’a aussitôt reprise dans Les Dernières Nouvelles d’Alsace, Le Canard Enchaîné va s’en emparer et une association d’anciens déportés et prisonniers de guerre a déjà mis sur son site les reproductions des documents nazis : ceux qui offraient aux Müller le domaine vinicole « pour services rendus à la patrie allemande et à son Führer ». Ça a dû faire mal. Les noms des derniers rejetons de la famille ont disparu sans tambours ni trompettes des listes des prochaines élections. Et cerise sur le gâteau, des correspondants locaux ont dit à la journaliste amie d’Emilie que dans plusieurs villages de la région, des conseils municipaux ont mis à l’ordre du jour le changement de nom de certaines de leurs artères, bibliothèques et équipements publics. L’avenue Albert Müller, du nom du vieux collabo à l’origine du drame de la famille d’Adeline et de bien d’autres, deviendrait avenue des Grands-Pins, on va voir fleurir des rues des Myrtilles, des Aubépines, une Médiathèque-de-la-Vallée et même une place de la Libération, qui finiront d’enterrer ce salaud. Quelle que soit la durée des procès à venir, Adeline a déjà gagné.
A mon ami Dani, qui m’avait inspiré le personnage de Hansel dans « Une jeunesse alsacienne ».
J’ai voulu offrir à cet amoureux des livres et de la liberté une virée avec Tom dans le présent « Cahier d’hiver », dernier de mes romans qu’il ait relu et corrigé.
En ce mois de septembre 2019, estimant que sa vie n’était plus la vie, il a voulu maîtriser son destin jusqu’au bout, en dépit de la loi française.
Pour que chacun ait enfin le droit de choisir le moment et les conditions de sa propre fin dans la dignité : www.admd.net
De la même auteure, chez le même éditeur thebookedition.com
Les Démons du Pays de Salm : roman historique se déroulant dans les Vosges du 16 ème siècle, au temps des guerres de religion et des procès en sorcellerie.
Les Déracinés : depuis l’abandon d’une Alsace devenue allemande en 1871 jusqu'aux premières luttes sociales de l’Amérique du 19 ème siècle, le parcours d’une femme qui refuse de se laisser briser.
Une jeunesse alsacienne : amitié, souvenirs et secrets de famille dans une région toujours hantée par l’annexion nazie.
Clair-Obscur : un récit d’enfance des années cinquante et une réflexion sur les peurs du jeune âge.
Puzzle : douze histoires dont les personnages se côtoient, se croisent ou s’échappent, pièces de puzzle éparpillées entre désert australien, collines de Provence, brumes des Vosges, marais de l’Ile de Ré.
Couleurs : parce que le monde est une palette à laquelle chacun apporte la richesse de ses différences : douze nouvelles colorées.
Coup de feu dans la colline : une autre enquête de Tom dans sa bibliothèque ambulante.
Participation à des ouvrages collectifs :
Série noire pour crocs blancs (éd. Cercle du Progrès Démocratique de Gémenos).
Mai 2018 : dernier inventaire avant révolution (éd. de la Sorbonne)
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